dimanche 24 février 2013

de l'usage des cahiers -2



Les cahiers servent à cela aussi.
Que reste-t-il des danses éphémères de nos enfants, du soleil, de nos enfants-soleils ?
Retrouvant le cahier de danseur de L. découvrant ses ailes de géant noir parfois violet au corps vert. Ses ailes de géant de cinq ans. Sur  la couverture du cahier, le danseur de maternelle a dessiné un corps longiligne recouvert d’un long justaucorps vert,  pieds bleus, bras violets, tête orange sans bouche mais oreilles en position d’écoute, mouvement ascendant des cheveux. La maîtresse a inscrit sous la dictée de l’enfant danseur : « Je suis en train de me relever ». C’est vrai.

Ouvrant le cahier. Il est inscrit sur la première page :
L.
Cahier de danseur
1994-1995


Sur les pages suivantes, huit dessins de l’enfant danseur correspondant aux  huit séances avec un commentaire noté par l’institutrice. « C’est quand je dansais. Et aussi j’ai fait le skieur. »(1ère séance : 14 nov. 94)

J’aime beaucoup ce dessin où mon fils redingote noire fait des claquettes en noir et blanc avec un œil au beurre noir qui coule (le gauche)

Constatant les progrès :
 à la huitième et dernière séance (16 janvier)  le corps n’a pratiquement plus de tête (inutile pour danser), des chaussons rouges aux pieds, c’est un moulin donquichottesque, une aile jambe verte, une aile jambe brune, une aile rouge, une autre marron, en lieu et place de la tête une sorte d’organe sensitif à pinces rouges



samedi 23 février 2013

de l'usage des cahiers



Temps blanc qu’à la fin il se casse. Et blanc cassé n’augure pas une mauvaise journée.

Ils apprenaient à marcher, du pas qui fait aller ensemble le jeune et l’ancien, les petits et les femmes enceintes. Ils avançaient tous ainsi donnant un effet de chœur sur la terre. Ils chantaient pour remplir l’espace menaçant de la liberté, qui n’est pas une liste d’avantages et de droits, mais le risque de pénétrer en territoire vide. La liberté demande une discipline adaptée à la déroute.

Ici elle s’était arrêtée. De lire pour écrire. Non, de lire pour recopier. Le temps d’écrire n’était pas encore venu. C’était le temps des cahiers. Le cahier de brouillon était celui qui faisait le moins peur. On pouvait griffonner tout et n’importe quoi. Le carnet en cuir, en revanche convenait pour recopier ce qui était achevé. Dehors la neige s’était mise à tomber. Temps blanc n’est pas temps mort. Mais il fallait laisser reposer les mots.

La liberté demande une discipline adaptée à la déroute. C’était un désert grand ouvert tout autour, sans aucun toit. L’horizon avait des bords brûlants qui interdisaient d’approcher. Où qu’ils aillent, ils restaient au milieu d’une poêle.

De l’usage des cahiers. Quelque chose de désuet, de légèrement superstitieux et d’hygiénique. Assouplir la main qui s’apprête à écrire, qui n’est pas une machine. La machine est un gros cahier. Les premiers mots bondissant comme des chiens joueurs, prêts à la promenade, n’ont pas besoin de laisse. Ils s’ébrouent un moment dans la neige. Puis reviennent tout mouillés s’allonger dans le cahier de brouillon. Pendant qu’ils dorment sur les pages, les monstres montrent le bout de leur gueule. Avoir la sagesse ne pas chercher à les apprivoiser. Plutôt lire cela –elle ne le savait pas encore mais toute sa journée tendait vers cela qu’elle allait lire – afin de ne pas pouvoir écrire encore.

Ils apprirent au pied du Sinaï que l’écoute est une citerne dans laquelle se déverse une eau de ciel de paroles scandées à gouttes de syllabes. L’écoute est un puits qui les garde entières, on peut en prendre là chaque fois sans qu’il en manque une. Et à force d’extraction, la provision ne diminue pas, elle reste égale.

(Les passages en italiques viennent d'Erri De Luca, Et il dit, éd. Gallimard, 2012, p. 40 et p. 45)

samedi 16 février 2013

lettre de Ben à Hugo


J’échoue beaucoup à échouer en ce moment. Cependant, malgré tous mes efforts, cela revient périodiquement les fourmis dans les doigts. Il y en a qui s’inquiètent. Il y en a qui demandent ce qui se passe. Il y en a qui ne me croient pas quand je dis que je réfléchis ou alors s’ils me croient, ils me disent que je ferais mieux d’écrire. Mais je ne peux pas faire les deux. C’est soit l’un soit l’autre. Ou écrire ou réfléchir. Ou réfléchir sur ce que j’ai écrit, mais après. Ça se complique encore plus quand je dois porter un jugement sur les écrits des élèves. Si je mets de plus en plus de temps à corriger, c’est que la notation me pose problème de plus en plus. Légère tendance à surnoter les plus faibles, quand ils essaient de (ou croient) répondre aux exigences du sujet. Ainsi, vous ne connaissez pas Ben, ses yeux bleus malicieux, son hyperactivité et son problème à se mettre à l’écrit. En cours, il n’a jamais son livre, il a une chaise sauteuse et dégringoleuse, il passe l’heure à déchiqueter du papier en confettis. À sa place, le cours terminé, c’est un sol de carnaval tout blanc, la chaise sauteuse bien maîtrisée est sagement rangée comme les autres sur sa table. Et bien Ben, il a voulu me faire plaisir et il l’a fait son expression écrite en temps limité. Il a écrit la lettre à Hugo –même si c’est le premier qui m’a fait remarquer qu’il était mort Victor Hugo – pour lui faire part de son point de vue sur Les Misérables et cette lettre me pose problème – oh pas les erreurs d’orthographe - j’ai d’abord souri – les erreurs de construction et le tutoiement m’ont émue - maintenant, je réfléchis. Je réfléchis et je ne peux pas écrire. J’ai cent-soixante-quatorze copies à corriger pendant les vacances.

Bonjour Monsieur Hugo,
Ton livre je ne l’aime pas trop car il n’y a pas de suspense à part au niveau des égouts (ce moment m’a plu).
Grâce à ton livre la justice a évolué. Il y a plusieurs lois comme : contre le travail des enfants, l’esclavage de toute personne, qu’il soit Français, Espagnol, Arabe ou Africain…
Ton livre a aussi baissé le taux de pauvreté. Il y a des associations comme les « Restos du cœur » qui les aident en été et en hiver pour la nourriture.
L’éducation des enfants est plus importante car si on les maltraite, ils vont en famille d’accueil, tout ça grâce à ton livre, Victor.
Mais fais moins de poèmes car je n’arrive pas à les apprendre.
Cordialement.
                                                                                                                     Ben.

mercredi 6 février 2013

anomalie

Photo prise à Marseille dimanche dernier à travers une vitre sale du J1


C’est une anomalie
A dit le voisin, à propos de sa petite chienne devant le portail fermé.
Je voulais vous dire il a continué.
Ça fait un moment que je voulais vous dire Votre voiture Vous avez vu ? Vous êtes à plat Avec toute la route que vous faites Vous risquez de déjanter.

Un peu comme mon pneu.  Je le remercie. Il me remercie pour sa petite chienne. De l’avoir prévenu qu’elle était enfermée dehors. De rentrer dans nos maisons respectives.
De soupirer. Trop d’air et manquer d’air. Anomalie.

De siester. De fuir la veille. De fuir l’éveil. De s’éveiller brusquement en croyant avoir trop dormi. De se lever pour corriger. De ne pas corriger. De prendre la voiture et le chien pour marcher. Anomalie. De marcher, revenir reposés, gonflés à bloc, le chien la voiture et moi.

De trier photos prises à Marseille au J1 dimanche dernier. La mer a mis un nez rouge. De ne pas rire. Anomalie







dimanche 3 février 2013

vent mauvais




Qui souffle la colère ? Le vent ? Ou cet adolescent en détestation de l’humanité tout entière que je n’arrive pas à me sortir de la tête ? Peut-être cet adulte qui refuse de mourir à soi-même ? Son moi constrictor ? Qui ne s’apaise ? Que ne m’apaise ?
Lire alors. Ne pas s’apaiser néanmoins. Ni la colère dehors, ni le vent de colère dedans. Colère n’est pas indignation. On préfèrerait. Pour le sens. Ici, le vent souffle dans tous les sens. Plus tôt, plus au nord, il y eu vent déchaîné, au cœur de la nuit où elle était animal tremblant. On le sait elle nous l’a dit même si maintenant ça s’est un peu calmé. Le vent creuse, vide le ventre. Qu’on emplit alors n’importe comment avec n’importe quoi. Extra cookies avec de gros chucks de chocolat. Délice fugace. Gavage creuse notre faim. Mais quand le repas est fini, la faim reste. Manque toujours là. Colère tapie, prête à bondir, à griffer, à écorcher encore, à faire mal.

Plus tard, ça se calme un peu. Et la faim, et la colère. On a fait appel à la volonté casquée comme Minerve, avec la lance et le bouclier. On a lu, surtout. Surtout ceci « Je vais m’être agréable[1] » et cela plus tôt : « Ce besoin d’écrire, c’est à mon sens et pour une grande part, le besoin de jouir de soi. Et comment mieux jouir de soi que de s’enfouir au plus opaque de son intériorité en vue de donner forme et existence à ce qu’on y rencontre ?[2] » On s’emporte alors, autrement. On s’en porte mieux, probablement. On s’autorise à s’emporter. On s’emporte.

                                                                                                                     (03/02/2013)





[2] Charles Juliet, Accueils – Journal IV – 1982-1988, éd. P.O.L, 2011.