jeudi 6 août 2015

Personnes que je n’ai vues qu’une seule fois /1 : Esther



« Tout ce qui n’a pas de paupières et à 360° », c’est le genre de consigne que donne Esther au groupe d’écrivants réunis autour d’elle à la gare de Miramas. Elle précise, bien sûr. Porter son attention sur la matière des sons. « Mesdames et Messieurs, attention au passage d’un train, éloignez-vous de la bordure du quai, s’il vous plaît ». Sifflements, chuintements, glissements des trains arrivant et repartant. Grésillement électrique des caténaires, stridulations des cigales et de l’air,  bruissement des arbres entre deux trains. Sage et scolaire, je note « tout ce qui n’a pas de paupières et à 360° », ainsi que cette parole d’Esther.

C’est ma première Esther. Le prénom d’une reine. La reine d’un petit peuple nomade qui va écrire en suivant ses propositions dans un train ou aux arrêts sur la ligne Marseille-Miramas. Un peu plus tard, sur la plage de Sausset elle sortira de son sac des livres dont elle nous parlera. Elle lira quelques extraits, des tables de matière à, notamment des gens qu’on n’a vus qu’une seule fois… Esther en fait encore partie. Pourtant, je pressens que ce ne sera pas toujours le cas. Une seule fois, mais toute la journée et dans une attention particulière. À la gare de Niolon, attendant le train de 16H57 qui n’arrivera pas, nous sommes assises côte à côte. (J’aime ce nous). Esther m’apprend que sa fille est née à Pertuis, comme mon fils au moins une dizaine d’années auparavant. Petit point commun (il faut que j’arrête avec cet adjectif petit) avec elle qui se met à écrire des phrases sur des petits carrés de papier blanc. « Fais passer » me dit-elle. Je passe les mots de la passeuse à ma voisine. Nous voilà tous à faire passer les mots d’Esther (pourquoi n’ai-je pas eu l’idée d’en noter quelques phrases) qui nous/me conforte dans l’idée que c’est une reine du paysage.

C’est une paysagiste qui apprivoise les cigales. Un peu plus tôt, à Niolon, devant le café « la Canne bambous », elle recueille sur son bras une cigale mal en point tout en nous murmurant des choses à l’oreille. Nous lisons quelques phrases de nos textes. Elle nous suggère de répéter quelques mots, quelques bouts. Nous sommes en cercle (sauf la cigale sur le bras d’Esther), comme un chœur antique, dans le plus beau paysage méditerranéen qui soit, face à la mer et la beauté bleue de cette journée. Toutes les personnes du groupe, je ne les ai vues qu’une seule fois et pourraient faire l’objet d’un portrait (ce sera peut-être le cas) mais aujourd’hui c’est celui d’Esther dont je ne sais presque rien, sauf l’essentiel : c’est une reine cigale qui passe des mots à qui veut bien les lire et les entendre.