Turner "Embrasement" |
Elle pénètre dans le bâtiment et avance entre les rayons
sans que ses yeux ne parviennent à rien accrocher. Trop d'informations, trop
d'images, de bruits, d'ombres se bousculent là-haut et elle vient de loin
Félicie, la traversée a éprouvé ses sens, les a amenuisés, émoussés. Le monde
ne se révèle plus complètement, reste lointain, comme derrière un voile
légèrement brumeux.
Quelque part pourtant persiste une lueur vive :
c'est un grand embrasement, une fleur
immense et rouge, épanouie.
Elle cherche à faire le point mais tout se délite, la fuit
et sa pensée butte sur l'opaque.
Devant l'entrée de la bibliothèque, elle hésite longuement,
ne comprend pas sa présence ici, ne sait rien de ce monde.
Elle entre dans le labyrinthe d'où surgit la forêt des noms,
sa main se tend, cherche à saisir des mots qu'elle n'entend pas, comme si
toucher pouvait lui permettre de dissiper les brumes qui s'attardent, ne
veulent pas finir et son doigt glisse sur les couvertures glacées, effleure les
lettres, les caresse. La ronde des noms danse autour d'elle, l'enveloppe,
l'emporte, la fait tournoyer, elle risque quelques pas à leur côté, les
chuchote, en fait rouler chaque consonne entre sa langue et son palais mais
rien n'y fait, ils ne se livreront pas, pas aujourd'hui, la langue reste
étrangère et elle a l'habitude Félicie, ne pas comprendre, les signes, les mots
trop longs, trop savants. Alors elle a mis sa vie dans ses gestes, et ce sont
eux qui ont forgé son langage. Une phrase laborieuse de minuscules bâtons de
bois alignés, répétitive, et toujours ce petit chapeau rouge, le même calibre,
un point sur un i, rire pourpre de soufre ou de sang craché - elle se rappelle
vaguement une comptine, un poème, chanté autrefois, des voyelles en couleurs...
le souvenir lui semble appartenir à une autre, balayé par la fatigue, les
cadences, le bruit des machines, les paroles dures et cinglantes au moindre
signe de lassitude, la douleur dans ses os rongés par le phosphore...- Ces petits bâtons à trier, compter, classer,
ranger, envahissant ses rêves. Et elle qui s'obstine à les faire parler, car il
faut malgré tout que quelque chose soit dit. Elle dessine son alphabet
géométrique pour sortir du silence mais ça crie derrière, tu perds du temps
Félicie, alors elle cesse ses formules magiques de bois et de soufre et
s'applique à loger parallèlement cent petites allumettes dans la boîte en
carton.
Ses pas résonnent étrangement dans ses oreilles, les brumes
s'effilochent, ne se dissipent pas, malgré les lumières vives. Tout ça paraît
tellement lointain, et quelque part aussi toujours, cette explosion vive mais
fugace, cet immense rougeoiement qui ne réchauffe rien.
Elle entend une voix derrière elle qui semble l'appeler.
Elle se retourne et l'homme se tient devant elle, la dévisage l'air un peu inquiet.
Elle sait, il s'appelle Zalachenko.
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