dimanche 11 mars 2018

chroniques chromatiques | 2




Vers cinquante-neuf ans, à Venelles, en passant le rond-point qui donne à gauche sur Intermarché et à droite vers Picard, j’ai rencontré Pégase. Pégase aura été la dernière créature à se matérialiser hors de mes rêves nocturnes. À deux-trois mètres au-dessus du sol, le cheval est apparu, ses grandes ailes blanches battant lentement sur le ciel gris foncé de cette journée à la météo incertaine. Il volait vers moi mais j. J’ai continué à rouler un moment avant de rebrousser chemin pour rassurer mes yeux. Au rond-point, j’ai tourné à droite et me suis arrêtée. Sous le cheval blanc, il y avait un homme qui actionnait les ailes du cheval avec ses mains. Quand j’ai voulu le prendre en photo, il a rebroussé chemin et la photo ne le montre plus que de dos. Il est ensuite retourné à l’atelier des décors du festival lyrique d’Aix-en-Provence. L’après-midi, j’y suis retournée espérant le revoir mais cette fois-ci, c’était le fantôme blanc d’une chèvre ou d’une biche qui galopait au ralenti au dessus-du sol. Une jeune femme dessous actionnait ses pattes mais m’apercevant elle est rentrée derechef. Pas d’image. 

Je ne sais plus vers quel âge j’ai  rencontré Nénette mais j’étais petite. Nénette aura été la dernière personne à se prénommer Albertine, excepté les Albertine de papier - la prisonnière de la Recherche de Proust et la libre Albertine Sarrazin, un temps prisonnière (lire son superbe Journal de 1959).  Pour revenir à Nénette, je n’ai su très tard qu’elle se prénommait Albertine. Elle avait la peau très brune au point que l’on aurait pu la prendre pour une métisse – même que née (à Ronquerolles) de parents plus blancs que blancs cela avait fait jaser à l’époque, aux dires de ma mère interrogée. Grande amie de ma grand-mère Suzanne qu’elle avait connue à l’atelier de couture où elles avaient fait leur apprentissage, elle en était l’antithèse absolue. Veuve assez jeune d’un premier mari, elle portait des robes colorées, des bijoux en or et fumait cigarette sur cigarette, avait déjà usés deux maris avant de rencontrer Pierrot, le dernier compagnon de sa vie – le seul que j’ai connu – et vivait en Italie à Bordighera. À chacune de ses visites, ma grand-mère se transformait ; toutes deux partaient en fous-rires d’adolescentes, ce qui me les rendait très sympathiques et parait Nénette d’une aura de joie et de fête.

En classe de quatrième, vers douze-treize ans, nous avons eu la chance d’avoir un nouveau professeur de sport (on ne disait pas encore EPS), Elisabeth Noël. Elle aura été la dernière prof de collège à exiger de ses élèves qu’on l’appelle Babette et qu’on la tutoie. Grâce à elle, j’ai appris que la danse pouvait se pratiquer sans chaussons et sur de la musique rock. Ça nous changeait des profs de maths ou de sciences naturelles (on ne disait pas encore SVT) que l’on chargeait de nous faire remuer dans la cour de récréation en plus de leurs cours (me souviens que l’une d’entre elle nous faisait placer les mains sur les épaules et décrire des cercles avec les coudes pour avoir une belle poitrine plus tard, mesdemoiselles – pendant que les garçons faisaient autre chose, mais où étaient-ils ?). Oui, je crois qu’elle a été la première vraie prof d’EPS. Elle dansait avec nous en académique violet – j’ai voulu avoir le même très vite – et ma passion pour la danse a démarré avec elle (davantage que les cours de danse classique pris jusqu’à lors). Elle a suscité un engouement parmi les filles au point que nous avons formé très vite un groupe chorégraphique.




jeudi 8 mars 2018

chroniques chromatiques

Fromanger, Peinture-monde, 2015


Vers dix ans, j’ai rencontré le Bourreau de Béthune. Le Bourreau de Béthune aura été la dernière personne à porter une cagoule et une cape rouge vif et à lutter contre Chéri-Bibi (tenue de bagnard) ou l’Ange Blanc. À l’époque je n’avais pas encore lu Dumas et j’ignorais donc que Milady avait été exécutée par le bourreau de Béthune. Je ne savais pas  non plus que dans l’histoire du catch il y aurait deux bourreaux de Béthune. On peut trouver encore de vieilles affiches jaunies sponsorisées par MARTINI (en lettres blanches sur étiquette noire sur cercle rouge) où il est représenté (photo noir et blanc) en pieds ou en portrait bras croisés, l’air méchant. J’ai visionné une vidéo sur Youtube, où il combat contre Leduc – le match est commenté par Roger Couderc – et me suis souvenu de mon grand-père regardant les matchs de catch à la télévision. Je crois que c’est la dernière fois aussi où j’ai entendu prononcer le terme manchette dans ce sens-là.

Vers seize ans, j’ai rencontré Nadine Cusset. Nadine Cusset aura été la dernière fille à rouler ses cigarettes avec une rouleuse à tabac bleue de la marque Rizla + (prononcer « Rila croix » comme le papier à rouler du même nom) dont je n’ai jamais réussi à me servir. L’utilisation en est pourtant très simple :
1. Ouvrez la rouleuse en positionnant le rouleau mobile vers le bas. Répartissez uniformément le tabac entre les rouleaux, puis refermez la rouleuse en repoussant le rouleau mobile vers le haut jusqu'à sa position de verrouillage.
2. Avec vos pouces, faites tourner le rouleau mobile de haut en bas.
3. Rouleuse toujours fermée, faites descendre la feuille en tournant le rouleau mobile de haut en bas afin de ne pas laisser dépasser que la partie gommée.
4. Humectez le bord gommé puis faites tourner à nouveau. Ouvrez la machine: votre cigarette est prête.

J’ai rencontré Nadine Cusset au lycée de Luzarches (ou de Chantilly ?). Sa liberté et ses mauvaises manières me fascinaient autant qu’elles ont scandalisé mes parents, la seule fois où je l’ai invitée chez nous. Il me semble qu’elle avait été émancipée par ses parents à sa demande. Nous n’avons jamais été amies et elle ne fit que passer. Je l’ai recherchée sur Internet mais en vain.


Beaucoup plus tard, j’ai rencontré Grille-d’Égout (surnommée ainsi à cause de l’espace entre ses dents – dents du bonheur ? et non en raison de paroles ordurières) qui est née bien avant moi (à Montrouge). Grille-d’Égout est moins connue que la Goulue, à laquelle elle a enseigné son art. Elle a dansé avec elle et Valentin-le-désossé au Moulin-Rouge (la quatrième du quadrille étant interchangeable). Grille-d’Égout aura été la dernière personne à enseigner le chahut à ses élèves – la danse s’appelant désormais cancan. De son vrai nom, Lucienne Beuze, elle aurait été institutrice avant de découvrir la danse « devant le buffet » et de devenir non seulement danseuse mais chorégraphe. Elle a enseigné le brisement debout et le brisement couché à Réjane.  Comme le journaliste Rochefort dont elle était la maîtresse, elle s’est proclamée antidreyfusarde, et Réjane l’a alors surnommée Melle Dégoût en lui faisant livrer un bouquet d’œillets. Jaunes. Des œillets jaunes, pour exprimer tout son dédain.


mardi 6 mars 2018

Moscou-Paris | 4

Photo de Corinne Leroux, février 2018


Ces souvenirs – à peine une semaine - sont trop jeunes. Ils ne parlent pas encore. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Des riches petits déjeuners fromage kiwi café avec l’amie à l’hôtel ou des formes humaines allongées, enduvetées, entraperçues dans un coin de certaines rames de métro – au moins le froid extrême aura suscité des attitudes moins extrêmes à l’égard des sans-abri…

Redresser ses colères
En ruines[1]

Difficile de cerner la forme de ce souvenir enfant, presque un bébé, mais un bébé gigantesque, un bébé Gehry. Mercredi, nous allons à la fondation Vuitton pour « Être moderne le MoMA à Paris ». Le souvenir a la forme d’un vaisseau de verre et le soleil d’hiver allié à la lame d’acier du froid le servent bien. Grâce à l’amie qui a réservé par internet, nous ne sommes pas obligés d’entrer par l’entrée principale et de suivre cette longue queue. Alors bien sûr il y a les contrôles, et l’humour des contrôleurs quand on dit que l’on s’est déjà fait contrôler, « Mais que voulez-vous, on adore ça contrôler, c’est dans notre nature de contrôler, on ne peut pas s’en empêcher ». Nous ne les empêchons pas. Ensuite, impossible de résumer ces huit décennies de l’histoire de la modernité à New York, juste rappeler sa volonté de pluridisciplinarité dans les arts dès la fondation du musée, le 7 novembre 1929, à laquelle il restera toujours fidèle. S’il ne fallait garder qu’une œuvre? Peut-être l’autoportrait de Frida Kahlo aux cheveux coupés qui nous émeut toutes les deux. La force créatrice de cette artiste transmue la douleur d’avoir été trahie et la fin d’un mariage en élan, en bond en avant, en rupture radicale avec l’ancienne elle.



L’œuvre la plus forte ? Peut-être au dernier étage, dans la dixième galerie, cette sculpture musicale : The Forty-Part Motet de l’artiste canadienne Janet Cardiff. Ce Motet à quarante voix – je retranscris un extrait de la plaquette - propose une interprétation spatiale de Spem in Alium Nunquam Habui (« Je n’ai jamais placé mon espérance en aucun autre que Toi »), composition du XVIe siècle de Thomas Tallis, célèbre pour ses polyphonies. Chaque haut-parleur diffuse l’une des quarante voix pour lesquelles la partition fut écrite. » Et nous, nous déambulons au milieu de ces voix, nous arrêtant auprès d’une voix, fermant les yeux auprès d’une autre, revenant au centre de la pièce… Les visages des visiteurs sont transfigurés par cette musique vivante. Expérience à la fois matérielle et mystique. Merveilleux souvenir que le lien vers Youtube ne revivifie pas complètement. 

C’est mon dernier jour à Paris. Il faut raccompagner l’amie et son ami à l’hôtel Bass (pour Saül Bass, graphiste américain créateur de nombreux génériques notamment des films d’Hitchcock ou de West Side Story ). Un petit tour à la librairie des Abbesses où j’achète La Vie matérielle de Duras pour relire le bloc noir dans le TGV – voir proposition François Bon sur le Tiers-Livre.

Quand on écrit, il y a comme un instinct qui joue. L’écrit est déjà là dans la nuit. Écrire serait à l’extérieur de soi dans une confusion des temps : entre écrire et avoir écrit, en avoir écrit et devoir écrire encore, entre savoir et ignorer ce qu’il en est, partir du sens plein, en être submergé et arriver jusqu’au non-sens. L’image du bloc noir au milieu du monde n’est pas hasardeuse. […] Il s’agit du déchiffrement de ce qui est déjà là et qui déjà a été fait par vous dans le sommeil de votre vie, dans son ressassement organique, à votre insu. [2]

Laissons les temps confondre les souvenirs liés au Moscou-Paris et à l’amie, pour qu’en sorte, peut-être, plus tard, un bloc noir à tailler dans l’écriture. Laissons les souvenirs grandir un peu. Aujourd'hui c'est le printemps. Le cinquante-neuvième de l'amie. Tout continue aujourd'hui, tout commence aussi.




[1] Paul Valet, « Revenir de loin », Lacunes in Soleils d’insoumission, jeanmichelplace/poésie, 2001, p. 58.
[2] Marguerite Duras, La Vie matérielle, folio, p. 35

dimanche 4 mars 2018

Moscou-Paris | 3



Le souvenir cristallisé prend la forme de la boule à neige stabilisée juste après avoir essuyé les secousses répétées pour que tombe la neige. Quelques flocons volètent encore sur ces deux silhouettes se dirigeant vers la station de métro Blanche. Fuir la nostalgie de l’âge de la danse et la morsure du froid. Elles sont en retard pour la séance de 15h15. Place Clichy, elles vont voir « La Forme de l’eau », de Guillermo del Toro. Une parenthèse enchanteresse de deux heures de bonheur bleu, vert,  bleu-vert, celadon, jade, kaki, ou vert bouteille et un amour inconditionnel pour ce film transgenre, baroque et onirique. On n’en dira pas plus ici et si conseil il y avait à donner, ce serait de ne rien lire avant, rien entendre, juste se couler dans la forme de l’eau del Toro.

L’eau prend la forme de son contenant, mais malgré son apparente inertie, il s’agit de la force la plus puissante et la plus malléable de l’univers. N’est-ce pas également le cas de l’amour ? Car quelle que soit la forme que prend l’objet de notre flamme – homme, femme ou créature – l’amour s’y adapte.  Guillermo del Toro


Avec l’amie, sommes deux créatures aquatiques qui nous coulons jusqu’aux Abbesses. Pour reprendre pied, nous devons nous restaurer de nourritures terrestres – parmi lesquelles un vin des terres du sud, du Gard pour être précis. Un peu plus terriennes, nous nous ancrons au réalisme de « Baby » de Jane Anderson, mis en scène par Hélène Vincent au théâtre de l'Atelier. Spectacle intelligent et subtil sur le conflit de deux classes sociales incarnées par deux couples dont l’enjeu est un bébé porté par le personnage joué par Isabelle Carré, que l’on adore. Le jeu des quatre autres comédiens est tout aussi juste et sensible la mise en scène sobre et soignée. Malgré tout, nous avons le sentiment de rester à la surface… Revenons à l’hôtel, flottantes.


Parfois l’eau, comme le souvenir, prend la forme d’une perle. Ce n’est plus la boule à neige cristallisant et figeant un moment suspendu en monument de pacotille touristique. Non c’est quelque chose que l’on n’attendait pas et d’autant plus beau, qui apparaît dans la nacre d’une huître. J’oublie de lire à l’amie un passage de Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel[1] lu dans le TGV et dont j’ai noté la page pour elle. J’aurais dû le lui lire ce soir-là.

            En croquant dans la chair d’une huître, je me sentis défaillir. J’avais bu abondamment, mais ce n’était pas le vin qui me retournait le cerveau. Trouver la vie qui mène à l’espace absolu, je m’enivre pour ça ; mais toujours je reste au bord du mystère. Non, ce soir je défaillais de plaisir parce que la chair de l’huître est un délice qui procure des frissons : on dirait des trésors de nacre vous scintillent sur la langue ; et cette huître-là, que la serveuse m’avait désignée comme un « Grand Cru » de Normandie, fondait dans la bouche comme un bijou marin.

L’eau de nos rêves prend la forme d’une lune pleine de promesses.






[1] Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne, Gallimard « L’infini », 2017, p. 155