vendredi 22 août 2014

rentrer, faire des croix |2


Photo Philippe Marc





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À quinze jours de la rentrée, on est encore euphorique. On s'imagine, tel Pygmalion, face à des blocs de marbre, creusant des yeux et des oreilles. Les statues de silence, dès qu'on leur donnera la parole, demanderont qu'on les rende vivants. Pygmalion, acquiescera, souriant, silencieux, serein. On  a déjà prévu la progression de l'année avec les différents niveaux. Mais on peaufine tout particulièrement le premier contact avec eux. C'en est fini des fiches de renseignement façon T'es de la police ou quoi? On profite de la réserve (ou méfiance - légitime?) des ados vis-à-vis  des adultes en général et du corps enseignant en particulier pour les faire écrire. On commence doucement avec des listes. Pour les deux classes de quatrième, on va leur offrir une pépite, une de ses lectures personnelles qu'on est justement en train de faire pour le plaisir. Les poissons ne ferment pas les yeux d'Erri De Luca. On leur lira à voix haute et belle et claire et dorée les pages 16-18 où le narrateur parle de son verbe préféré: "maintenir" et de celui qu'il abhorre: "aimer". À eux de décliner ensuite leur liste de verbes préférés et détestés. De faire ensuite des croix. D'écrire ensuite un texte sur l'un des verbes cochés. On les invitera ensuite à lire leur texte à voix haute. Ceux qui veulent. Tout se passera merveilleusement bien. On rentrera à la maison serein, souriant, disert. On racontera qu'on sent bien les classes cette année. Et à plus ou moins long terme on déchantera. On commencera à mettre des croix dans les carnets pour insolence, devoir ou conjugaison non apprise.

Alors on écrira de nouveau. On rentrera en nous-même. On cherchera à sortir ce trop-plein ou ce pas-assez, à le coucher sur le papier ou sur l'écran. On mettra des billets sur des blogs, on en commentera d'autres. On échangera avec des de notre espèce. Pour avoir le courage d'entrer encore une fois, une nouvelle  (?) fois, de rentrer dans ce bâtiment dévolu aux apprentissages. On rentrera dans son costume de prof albatros et on essaiera de ne pas rater son atterrissage.


Oui, on écrira de nouveau. D'autres verbes pour Conjuguer sa vie.

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jeudi 21 août 2014

rentrer, faire des croix

Photo Philippe Marc, août 2014.




Rentrer en soi pour en sortir, s'en sortir. Ou à contrecœur peut-être. Avec un soupir. On rentre reposé, doré, nostalgique d'un temps qu'il faudra de nouveau attendre, espérer, rêver. Fermer les yeux, les oreilles, les pores de la peau après avoir bien nettoyé tout ça de vent, de pluie, de mer ou de soleil, de tendresse. On rentre pour une énième rentrée (non, de grâce, ne demandez pas la valeur de n - de haine - on n'a ni le courage de compter, ni de haïr) où l'on va devoir encore se surpasser pour ne pas être dépassé. Car on est prof. On a l'habitude de faire des bilans sur ce que l'on a appris, compris, pris comme bonheur comptant. L'été n'échappe pas à la règle. Pour ne rien oublier dans ses valises, on fait des croix sur des listes. Des croix pour vérifier si on a bien fait tout ce qu'on avait prévu de faire au début des grandes vacances. On ne coche pas la case "écrire un roman". On a rêvé si souvent  de rentrer dans le monde littéraire mais comme on est consciencieux, on ne manque pas les rentrées scolaires. En attendant, on fait la liste des petits bonheurs:

- la journée des papesses à Avignon (ces cinq papesses en goguette, elles existent, on les racontera un jour) se terminant avec Fountainhead magistralement mise en scène par Ivo Von Hove dans la cour du lycée Saint-Joseph et la vive discussion papale qui s'ensuivit (accord, désaccords, mais pas d'excommunication).
- l'atelier d'été de François Bon dont on a lu passionnément les propositions mais quant à les mettre en pratique... on demande des délais supplémentaires...
- la deuxième journée à Avignon avec l'arpenteur de lumière à la prison Sainte-Anne pour l'expo "La disparition des lucioles"
- le premier bain de mer de bonne heure à la plage des Dauphins  (souvenir ému salé loin de la plage et de ces baigneurs plus tout jeunes se donnant la main et courant derrière la monitrice d'aquagym en riant et s'éclaboussant)
- la lecture de Lettre au Greco de Kazantzaki - livre trouvé dans la rue au milieu d'un amas hétéroclite de romans policiers et de récits mystiques, autre petit bonheur de fouiller et de trouver ce trésor qu'on voulait lire depuis longtemps - juste après une lecture Charles Juliet qui ne manque jamais de le louer.
- les devoirs de vacances avec une jeune nièce devenant grande, trois déesses se disputent en elle la pomme de Discorde, Aphrodite lui promet de passer bientôt à la télé...
- la main d'une qui m'a rendu la vie chère, se détendant un peu sous la pression de mes doigts qui la massent, le qi gong au petit matin avec elle dans son jardin (qu'elle a arrosé après avoir balayé la terrasse alors que dort tout le reste de la maisonnée)
- la lecture de De Luca Lespoissons ne ferment pas les yeux
- les vagues sur la plage de Carro qui font perdre l'équilibre et retrouver l'enfance et le jeu.
- la lecture bouleversante de Le quatrième mur de Sorj Chalandon


[...] à suivre

mardi 19 août 2014

les poissons ne ferment pas les yeux

Avant de reprendre le fil (quel fil?) de ce blog, quelques nourritures estivales pour patienter...

Photo de Philippe Marc, Marseille, août 2014.



À travers les livres de mon père, j'apprenais à connaître les adultes de l'intérieur. Ils n'étaient pas les géants qu'ils croyaient être. C'étaient des enfants déformés par un corps encombrant. Ils étaient vulnérables, criminels, pathétiques et prévisibles. Je pouvais anticiper leurs actes, à dix ans j'étais un mécanicien de l'appareil adulte. Je savais le démonter et le remonter.

            Ce qui me gênait le plus, c'était l'écart entre leurs phrases et les choses. Ils disaient, ne fût-ce qu'à eux-mêmes, des paroles qu'ils ne maintenaient pas. "Maintenir": c'était mon verbe préféré à dix ans. Il comportait la promesse de tenir par la main, maintenir. Ça me manquait. En ville, mon père n'aimait pas me prendre par la main, pas dans la rue, si j'essayais il dégageait sa main pour la glisser dans sa poche. C'était un refus qui m'apprenait à rester à ma place. Je le comprenais parce que je lisais ses livres et je connaissais les nerfs et les pensées qui étaient derrières les gestes.

            Je connaissais les adultes, à part un verbe qu'ils poussaient jusqu'à l'exagération: "aimer". Son emploi m'agaçait. En sixième, la grammaire latine l'utilisait pour étudier la première conjugaison, avec l'infinitif en -are. Nous récitions les temps et les modes d'"aimer" en latin. C'était une friandise obligatoire pour moi indifférent à la pâtisserie. "Aime", l'impératif, m'irritait plus que tout.

            Au plus fort du verbe, les adultes se mariaient, ou bien se tuaient. Le verbe aimier était responsable du mariage de mes parents. Ma soeur et moi étions un effet, une des étranges conséquences de la conjugaison. À cause de ce verbe, ils se disputaient, ils se taisaient à table, on entendait les bouches mastiquer.

            Dans les livres, il y avait une grande agitation autour du verbe "aimer". En tant que lecteur, j'y voyais un ingrédient des histoires, au même titre qu'un voyage, un crime, une île, une bête fauve. Les adultes exagéraient avec cette monumentale antiquité, reprise telle quelle du latin. La haine, oui, je la comprenais, c'était une contamination de nerfs étirés jusqu'à leur point de rupture. La ville ingurgitait la haine, elle l'échangeait avec un bonjour de hurlements et de couteaux, elle la jouait au loto. Ce n'était pas  celle d'aujourd'hui, dirigée contre les pèlerins du Sud, méridionaux, tziganes, africains. C'était une haine d'humiliation, de piétinés chez eux et pestiférés à l'étranger. Cette haine mettait du vinaigre dans les larmes.


            Erri De Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux, éd. Gallimard, 2013, pp. 16-18