Photo de Philippe Marc, Marseille, août 2014. |
À travers les livres de mon père, j'apprenais à connaître
les adultes de l'intérieur. Ils n'étaient pas les géants qu'ils croyaient être.
C'étaient des enfants déformés par un corps encombrant. Ils étaient
vulnérables, criminels, pathétiques et prévisibles. Je pouvais anticiper leurs
actes, à dix ans j'étais un mécanicien de l'appareil adulte. Je savais le
démonter et le remonter.
Ce qui me
gênait le plus, c'était l'écart entre leurs phrases et les choses. Ils
disaient, ne fût-ce qu'à eux-mêmes, des paroles qu'ils ne maintenaient pas.
"Maintenir": c'était mon verbe préféré à dix ans. Il comportait la
promesse de tenir par la main, maintenir. Ça me manquait. En ville, mon père
n'aimait pas me prendre par la main, pas dans la rue, si j'essayais il
dégageait sa main pour la glisser dans sa poche. C'était un refus qui
m'apprenait à rester à ma place. Je le comprenais parce que je lisais ses
livres et je connaissais les nerfs et les pensées qui étaient derrières les
gestes.
Je
connaissais les adultes, à part un verbe qu'ils poussaient jusqu'à
l'exagération: "aimer". Son emploi m'agaçait. En sixième, la
grammaire latine l'utilisait pour étudier la première conjugaison, avec
l'infinitif en -are. Nous récitions
les temps et les modes d'"aimer" en latin. C'était une friandise
obligatoire pour moi indifférent à la pâtisserie. "Aime",
l'impératif, m'irritait plus que tout.
Au plus
fort du verbe, les adultes se mariaient, ou bien se tuaient. Le verbe aimier
était responsable du mariage de mes parents. Ma soeur et moi étions un effet,
une des étranges conséquences de la conjugaison. À cause de ce verbe, ils se
disputaient, ils se taisaient à table, on entendait les bouches mastiquer.
Dans les
livres, il y avait une grande agitation autour du verbe "aimer". En
tant que lecteur, j'y voyais un ingrédient des histoires, au même titre qu'un
voyage, un crime, une île, une bête fauve. Les adultes exagéraient avec cette
monumentale antiquité, reprise telle quelle du latin. La haine, oui, je la
comprenais, c'était une contamination de nerfs étirés jusqu'à leur point de
rupture. La ville ingurgitait la haine, elle l'échangeait avec un bonjour de
hurlements et de couteaux, elle la jouait au loto. Ce n'était pas celle d'aujourd'hui, dirigée contre les
pèlerins du Sud, méridionaux, tziganes, africains. C'était une haine
d'humiliation, de piétinés chez eux et pestiférés à l'étranger. Cette haine
mettait du vinaigre dans les larmes.
Erri De
Luca, Les poissons ne ferment pas les
yeux, éd. Gallimard, 2013, pp. 16-18
Bonjour,
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup cet extrait d'Erri De Luca -ainsi que la photo qui l'illustre. Elle m'est d'ailleurs plutôt familière et pourrait figurer en tête de "L'Egyptienne",le texte que je publie actuellement sur Nerval.fr,un site que vous devriez connaître,n'est-ce pas?
Ainsi,vous seriez mon inconnue de Forcalquier,dont j'ai vu passer,non pas l'ombre dans le matin ensoleillé, mais le double. Vous qui m'avez acheté 2 livres par son intermédiaire.
Soyez-en remerciée(s).
Je reviendrai sur votre blog.
Bien à vous,
Raymond Penblanc
Un grand merci pour votre passage ici, pour ces bonheurs de lecture ce matin: je viens de lire "Bref séjour chez les morts", "Œil de Lynx" et "L'Égyptienne" et ces trois textes m'ont vraiment impressionnée! Je vous ai envoyé un mail entretemps mais je n'ai pas fini de vous lire!
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