vendredi 5 mai 2017

Le clinamen / 3



Lucie l’a vu. Tu dis, toi, qu’elle l’a pris dans ses mains dit Lili.
C’est une fleur rouge aux pétales serrés dit Walter.
Tu te trompes, ce n’est pas ce que Lucie portait dit Joe.
Ah ? Je croyais dit Walter.
Non, c’était blanc, je le jurerais dit Joe.
Tu parles de sa robe ! dit Lili.
Non ! De l’objet fragile entre ses doigts. Long, étroit et de toute beauté dit Joe.
Un clinamen, quoi ! dit Rosette.
Tu te moques de moi. Un pot de chambre, un chapeau, n’importe quoi ! dit Lili.
Et pourquoi pas une outre ! dit Walter.
Je sais, moi, que Lucie le portait prudemment dans ses bras dit Joe.

Elle avançait courbée. Le clinamen était lourd et la faisait ployer. C’était un poids qui emportait son corps sur le côté. Lucie souriait au souvenir de ses maternités. A ce corps qui penchait, à ce ventre en avant et ce dos incliné. Mais plus elle avançait plus son être tanguait. Le clinamen, elle n’osait le poser. Et s’il se brisait ?

Le sourire venait de se figer. De l’inclinaison du corps naissait une douleur plus légère qu’un secret. Cette chose l’entraînait qu’elle ne pouvait nommer. Si les hanches restaient encore droites, déjà la taille flanchait. Les épaules s’affaissaient. Les bras, à peine plus tôt qui s’étaient arrondis pour épouser l’objet, ne le supportaient plus. Ils n’étaient qu’une bague qui l’enchâssait.

Sur le chemin de terre, entre les champs de vigne, elle n’était pas la seule à plier les genoux. Mais elle était petite. Le sol était plus proche. D’autres, plus ronds, plus trapus, plus ancrés dans la terre, semblaient moins inclinés. Les grands s’abaissaient moins, c’était ce qui lui semblait.

Il y avait des rythmes, des saccades et des trébuchements. Personne ne s’arrêtait. Des façons de porter l’objet, un peu plus en avant, en arrière, sur le côté. Personne ne le posait. Et Lucie s’épuisait dans le silence opaque.

Etait-ce l’effet de l’inclinaison ou une nouvelle manière de prier, les genoux effondrés, les doigts crochus comme des serres pour retenir l’objet, elle se sentit happée par des rais de lumière, de poussières blondes qui voltigeaient. Et l’objet s’échappa.  Afin de ne pas entraver la marche des solitaires sur le creux du chemin, Lucie roula dans le ravin.


Gardant l’œil sur l’objet, elle vit quand il ouvrit la bouche. Alors, dans un dernier souffle, paisible, elle pensa Il va parler, c’est bien.


Texte: Chantal TRAN

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