A
quoi ça sert ?
Difficile
d’échapper une année à cette question. C’est la question qu’on vous pose un
jour ou l’autre – lundi dernier - après un cours sur le premier portrait de
Jean Valjean dans Les Misérables. C’est
une élève de quatrième – genre à sortir
un miroir de poche pour vérifier son maquillage, genre à se sentir mon souffre-douleur, genre à être changée de place- rappelée à l’ordre à plusieurs
reprises, genre… À quoi ça sert ?
Jamais la même réponse ne fais. Le plus souvent je pose une autre question –
pour clouer le bec de l’oiselle (ou l’oiseau, ne surtout pas croire que) :
à quoi ça sert de se maquiller ? à quoi ça sert la beauté ? Le temps
qu’elle réfléchisse /réagisse, j’ai repris ou redonné la parole et l’on
relève les éléments décrits de l’inconnu quand il arrive dans la ville de Digne
en 1815. La question est importante cependant. Fin de cours, fin de journée,
fatigue. Je remets ma réponse à plus tard.
À
quoi ça sert ? d’aller au théâtre quand, fatiguée, vous allez voir une
comédienne dire qu’elle est fatiguée - entendre une voix dire qu’elle est
fatiguée, que cette voix incarne une autre voix –masculine -une écriture
porte-voix d’une autre voix – assassinée – voix qui écrivait aussi et qui
désormais ne dérangera plus, voix portant d’autres voix. Cette dernière voix,
celle d’Anna Politkovskaïa… Cette voix – aux antipodes de celle d’un Hugo par
exemple – qui refuse de se positionner, qui considère le lecteur comme un être
pensant et intelligent – elle n’énonce que des horreurs vraies– côté russe ou
tchétchène mais russe surtout - alors sa fatigue, elle se comprend… elle a
continué jusqu’au bout. À quoi son combat a-t-il servi ? à quoi ça sert de
faire résonner sa voix sur un plateau ? Servie sur un plateau. Alors à
quoi ça sert ? ça sert à se poser des questions avec ses oreilles, à
partager avec d’autres yeux, d’autres cœurs, ça sert à se sentir vivant, à
penser que sa vie aura eu un sens.
Donner
un sens à sa vie ? Madame, ça sert à quoi ?
JE SUIS FATIGUÉE
Je n’écris jamais de commentaires, ni d’avis, ni d’opinions.
J’ai toujours cru - et je continue de croire - que ce n’est pas à nous de
juger.
Je suis une journaliste, pas un juge et encore moins un
magistrat. Je me limite à raconter des faits. Les faits : tels qu’ils se
produisent, tels qu’ils sont. Ça peut paraître la chose la plus simple, ici,
c’est la plus difficile. Et ça coûte un prix fou.
Quel prix ? Le prix que tu payes quand tu ne pratiques plus un
métier, mais tu entres en guerre. Tu combats. Tu te sens un combattant. Et à
quarante-sept ans, je suis fatiguée. Ni apeurée, ni découragée : fatiguée.
Fatiguée de lire chaque jour dans les journaux politiques, que je suis folle. «
Politkovskaïa, la schizo » « Politkovskaïa, la parano » Fatiguée d’expliquer à
mes enfants pourquoi celui qui dit la vérité est un fou et celui qui ment fait
carrière. Fatiguée de recevoir entre dix et quinze menaces de mort par semaine.
Elles m’arrivent. Sur mon PC. Parfois au téléphone. Fatiguée de me sentir une
criminelle. [...]
Stefano
Massini, Femme non-rééducable, Mémorandum théâtral sur Anna
Politkovskaïa l’Arche, 2011
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