mercredi 17 avril 2013

de l'usage des cahiers - 6


De l’usage des cahiers – 6


J’ai perdu déchiré brûlé mes cahiers d’histoires. En quatrième, sur un autre cahier,  j’ai écrit un premier roman (dans lequel le personnage s’appelait Jennifer mais tout le monde l’appelait Jenny –sic !) je l’ai égaré un peu fait exprès, mais avant, je disais que j’inventais des histoires. Ces cahiers contenaient de nombreux débuts, quelques fins mais très peu de milieux. Du haut de mes dix ans 1m48 je tenais les contes pour des enfantillages et je ne connaissais pas le genre de la nouvelle. Je ne lisais que des romans de la bibliothèque verte, la série des Alice de Caroline Quine surtout… Alice détective, Alice et le carnet vert, Alice et les chaussons rouges, promettaient des délices nocturnes – délices décuplés par le plaisir de lire au-delà de l’heure de l’extinction des feux. L’année d’après, l’année de sixième, je découvrirais la série des Jalna (Mazo de la Roche) et le Journal d’Anne Frank, mais cette année-là j’avais un cahier d’histoires.
De mémoire (de quoi d’autre ?) je reconstitue l’une d’entre elles.

  C’était une petite fille (longue description physique) qui collectionnait des bouts du monde : cailloux, coquillages, plumes, cartouche de stylo plume avec petite bille, agate œil de chat, fleur séchée de pensée, mais aussi sonnette de vélo, mèche de cheveux roux, bouts de tissu de ruban cadeaux de papier brillant de papillote, lame de rasoir, allumette consumée entièrement, photo noir et blanc  petit format aux bords dentelés représentant un couple des années 30 inconnu de la famille, et bien d’autres bouts du monde minuscules qui n’avaient en commun que de tenir dans la main de Clarissa (car elle s’appelait sûrement Clarissa ou peut-être Rebecca). Sa collection ne contenait que des exemplaires uniques de différentes espèces. Un cabinet de curiosités dans une boite à chaussures taille 37. Son père disait que c’était une collection hétéroclite et après avoir cherché le mot dans le dictionnaire, elle avait recopié sa définition sur un papier qu’elle avait  plié en quatre et joint à sa collection. Quant (j’ai fait à cet endroit une faute d’ orthographe que je ne retranscris pas) à sa mère, elle vociférait (j’adorais ce verbe et avais tendance à en abuser) : Jette-moi ce ramassis de cochonneries… Sa mère était une ignare vociférante. La seule chose méritant à la rigueur d’être qualifiée de cochonnerie était un pinceau en poils de porc ou peut-être de sanglier.

Cette histoire ne va même pas jusqu’à Un jour, qui aurait dû déclencher une première péripétie. En revanche, il y a une fin.

La fillette était devenue une très vieille dame chenue mais encore très belle (très tôt j’ai couché sur le papier des vieillards encore très beaux) qui avait compris toute seule que le monde ne se collectionne pas par petit bout de matière.  La matière du monde est immatérielle. Elle qui croyait s’était appropriée le monde par petits bouts, s’en était dessaisie pièce après pièce. Elle avait offert son plus beau coquillage à son premier amant (je souris en relisant, j’étais bien plus ingénue que les enfants de 2013), donné une plume de fou de Bassan au premier fils quittant la maison, son agate œil de chat à sa fille préférée, elle avait tout donné. Elle n’avait plus rien possédé du monde que ses souvenirs, ses vieux os et le sang qui partait du cœur pour un tour du monde intérieur.

Je ne sais pas si l’on peut parler de fin mais l’histoire s’arrête là. Pas de milieu dans cette histoire. Juste un grand blanc. Je ne juge pas la qualité de l’histoire de cette petite fille mais je constate que l’adulte qu’elle est devenue n’a pas beaucoup évolué. De plus, elle en prend bien à son aise avec la reconstitution, mais c’est une autre histoire, un autre cahier.

Photos prises hier (16/04/2013) à la Quille, à côté du Puy-Sainte-Réparade


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire