De l’usage des cahiers – 6
J’ai
perdu déchiré brûlé mes cahiers d’histoires. En quatrième, sur un autre
cahier, j’ai écrit un premier roman
(dans lequel le personnage s’appelait Jennifer mais tout le monde l’appelait Jenny –sic !) je l’ai égaré un
peu fait exprès, mais avant, je disais que j’inventais des histoires. Ces
cahiers contenaient de nombreux débuts, quelques fins mais très peu de milieux.
Du haut de mes dix ans 1m48 je tenais les contes pour des enfantillages et je
ne connaissais pas le genre de la nouvelle. Je ne lisais que des romans de la
bibliothèque verte, la série des Alice
de Caroline Quine surtout… Alice
détective, Alice et le carnet vert,
Alice et les chaussons rouges,
promettaient des délices nocturnes – délices décuplés par le plaisir de lire
au-delà de l’heure de l’extinction des feux. L’année d’après, l’année de
sixième, je découvrirais la série des Jalna
(Mazo de la Roche) et le Journal d’Anne
Frank, mais cette année-là j’avais un cahier d’histoires.
De
mémoire (de quoi d’autre ?) je
reconstitue l’une d’entre elles.
C’était une petite fille (longue description physique) qui collectionnait des bouts du
monde : cailloux, coquillages, plumes, cartouche de stylo plume avec
petite bille, agate œil de chat, fleur séchée de pensée, mais aussi sonnette de
vélo, mèche de cheveux roux, bouts de tissu de ruban cadeaux de papier brillant
de papillote, lame de rasoir, allumette consumée entièrement, photo noir et
blanc petit format aux bords dentelés
représentant un couple des années 30 inconnu de la famille, et bien d’autres
bouts du monde minuscules qui n’avaient en commun que de tenir dans la main de
Clarissa (car elle s’appelait sûrement Clarissa ou peut-être Rebecca). Sa collection ne contenait que des
exemplaires uniques de différentes espèces. Un cabinet de curiosités dans une
boite à chaussures taille 37. Son père disait que c’était une collection
hétéroclite et après avoir cherché le mot dans le dictionnaire, elle avait
recopié sa définition sur un papier qu’elle avait plié en quatre et joint à sa collection. Quant
(j’ai fait à cet endroit une faute d’ orthographe que je ne retranscris
pas) à sa mère, elle vociférait (j’adorais
ce verbe et avais tendance à en abuser) : Jette-moi ce ramassis de cochonneries… Sa mère était une ignare
vociférante. La seule chose méritant à la rigueur d’être qualifiée de
cochonnerie était un pinceau en poils de porc ou peut-être de sanglier.
Cette
histoire ne va même pas jusqu’à Un jour,
qui aurait dû déclencher une première péripétie. En revanche, il y a une fin.
La fillette était devenue une très vieille
dame chenue mais encore très belle (très tôt j’ai couché sur le papier des
vieillards encore très beaux) qui avait
compris toute seule que le monde ne se collectionne pas par petit bout de
matière. La matière du monde est
immatérielle. Elle qui croyait s’était appropriée le monde par petits bouts,
s’en était dessaisie pièce après pièce. Elle avait offert son plus beau
coquillage à son premier amant (je souris en relisant, j’étais bien plus
ingénue que les enfants de 2013), donné
une plume de fou de Bassan au premier fils quittant la maison, son agate œil de
chat à sa fille préférée, elle avait tout donné. Elle n’avait plus rien possédé
du monde que ses souvenirs, ses vieux os et le sang qui partait du cœur pour un
tour du monde intérieur.
Je
ne sais pas si l’on peut parler de fin
mais l’histoire s’arrête là. Pas de milieu dans cette histoire. Juste un grand
blanc. Je ne juge pas la qualité de l’histoire de cette petite fille mais je
constate que l’adulte qu’elle est devenue n’a pas beaucoup évolué. De plus,
elle en prend bien à son aise avec la reconstitution, mais c’est une autre
histoire, un autre cahier.
Photos prises hier (16/04/2013) à la Quille, à côté du Puy-Sainte-Réparade |
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