«Seulement, j'eux envie
D'entendre les travaux, le trespas et la vie
De ces povres resveurs, ces amoureux enfans,
Qui perdent en amour leurs escus et leurs sens,
Et leurs beaux ans et tout! affin que leur' naufrage
Me servit de patron, d'exemple et de presage,
Tandis que mon navire, au rivage attaché,
N'est encor de ces flots (Dieu m'en garde) agités.»
Constantin Huygens, 1617, à l’âge de 20 ans
Chère
Christine,
Merci
beaucoup, je me sens bien flatté que tu
m’as invité pour partager un vase, avec
les mots: “J'aimerais
bien quelque chose comme un échange de lettres ou de mails, plus ou moins
fictifs, qu'en dis-tu?”
D’autant
plus car, en lisant ton blog est-ce-en-ciel, et tes textes pour notre blog Les cosaques des frontières, je t’imagine rêveuse,
romantique et imbattable par les
contretemps de la vie, comme moi. Ton atout est que tu as une imagination sans
limites. Qui autre que toi aurait pu inventer une histoire comme ton
«Au-bord-de-tout» ?
Je
t’ai suggéré que je prenne comme point de départ mon premier voyage en France,
en 1956, en faisant suite à mon vase de ce dernier 7 février avec Brigitte Celerier, ce qui
révéla l’origine de mon ‘tic francais’.
Tu as accepté ma suggestion gracieusement.
Je
t’ai envoyé le roman des débuts de Cees Nooteboom, c’est un livre devenu culte
aux années 1950-1970 aux Pays-Bas et en Allemagne, l’oeuvre qu’ il a considérée
longtemps comme son “péché de jeunesse”, au point que le philosophe Rüdiger
Safranski lui demanda une fois un dédicace dans son exemplaire usé, en ces
mots: “Je l’ai lu d’antan à haute voix à toutes mes petites-amies”… Ce livre
s’appelle Philippe et les autres et
commence avec deux leitmotive: la
troisième ligne du poème de Constantin Huygens, ci-dessus et une ligne de Paul Éluard : «Je rêve que je
dors, je rêve que je rêve».
Il
s’agit d’un voyage autostop de quelques jeunes par la Scandinavie et la Provence, en partie réel, en partie rêvé, de Cees le
jeune homme de vingt ans et
écrivain
débutant. Tu
vis en Provence, moi je la visitais un peu en 1956. J’adore comme toi l’oeuvre de Jean Giono,
d’Henri Bosco et de René Char. Voilà
bien les ingrédients pour notre communication en vases.
Je
m’imagine que tu n’es pas seulement rêveuse mais aussi interprétatrice de rêves
expérimentée donc je suis sûr qu’avec
toi je suis entre bonnes mains. Car, Christine, j’ai toujours eu une difficulté
de faire la distinction entre rêve et réalité.
Depuis
l’âge de dix-huit ans je rêve continuellement d’une fille aux cheveux noirs. Tu
peux me voir ci-dessus en pleine action de rêver (les Anglais l’appellent
‘daydreaming’), la photo a été prise par mon père sans que je le notasse,
j’étais trop loin de lui. Veuille noter
sur ma table la photo d’une femme aux
cheveux noirs, une publicité pour Ricard ou Courvoisier que j’avais volée dans
un magasin d’alcools, pour rendre ma fille plus palpable.
Notre
communication en vase m’offre la possibilité de faire appel à tes pouvoirs
analytiques. J’ajoute que, comme un Fernando Pessoa des marais du nord, j’ai
plusieurs personnalités dont une, mon hétéronyme Albert Chiendeau. Il est venu
toquer à ma porte un jour et m’a remis un manuscrit entre les mains
intitulé: L'Ovocyte X . C’est curieux: dans son
récit il y a beaucoup d’échos de ma vie. Si tu es trop occupée pour le lire
entièrement , lis seulement les épisodes
10-14 où il parle de ma visite à
Marseille en juillet 1956 et ma rencontre avec une certaine libraire.
Oui, Albert a raison, je me trouvais à Marseille à
cette période, c’était mon tout premier
voyage en France.
Pour
mes études d’ingénieur civil je devais faire un stage pratique dans une
entreprise et j’avais été invité, avec quelques-uns de mes confrères de l’université de Delft, à
le faire en France, à la Shell. Un jour, au début de juillet 1956, on s’est rassemblé à Paris.
Nous étions dix-neuf en nombre - des étudiants de la France et des Pays-Bas,
d’Angleterre, d’Écosse, d’Égypte et d’Iraq, de diverses disciplines, pas
seulement techniques. Sur la photo ci-dessous, tu me vois tout à gauche devant,
je suis encore maigre comme un manche à balai (venant de tout ce rêver,
probablement).
On nous a donné des cours d’initiation à la
langue, on a découvert Versailles pendant un des premiers spectacles Son et
Lumière, on a passé toute une journée dans une nouvelle usine de Renault à
Billancourt, où on fabriquait la nouvelle
Dauphine en nous expliquant le processus de dessin, inclus les essais
dans une soufflerie de modèles d’avion. On a aussi visité Notre-Dame et c’est là, tout en haut de l’une des deux
tours, qu’un Anglais grimpa le paratonnerre, un mât d’un diamètre d’au moins 15
centimètres à la base. Sur la photo, tu le vois derrière l’Irakien à mes côtés,
il est le garçon souriant (ou ébloui par le soleil), en tous cas il montre ses
dents, et il a de belles blondes mèches.
Cet Anglais a été à la source de mon problème. La source, dis-je, car il
s’agissait d’un liquide.
Le
moment est venu pour trois d’entre nous de nous rendre à Marseille, car on
voulait nous employer à la raffinerie aux bords de l’étang de Berre. Le
troisième était un Frisien dont j’ai oublié le nom mais pas l’accent frisien, il est au deuxième rang le troisième en
partant de la droite, avec la cravate et la grande mèche blonde (un trait
germanique commun à tous les Frisiens).
Je
ne sais pas pourquoi, mais on nous a mis dans un train de nuit, partant à 23
heures de Paris vers Marseille. On
voyageait en couchette style strapontin. En France, à ce moment-là, c’était la
canicule, même pendant la nuit . L’Anglais et moi avions acheté une bouteille de vin blanc,
pour ne pas nous distinguer des Français du train. Mais nous avions oublié
d’acheter un tire-bouchon… Mon ami poussa le bouchon dans la bouteille et on a
bu. Fatigués, on a voulu dormir. Mais où poser la bouteille sans bouchon ? On a décidé d’en boire tout le contenu et de
jeter la bouteille hors de la fenêtre.
Suit un voyage au bout de la nuit … le train s’est
arrêté au moins quatre fois, longtemps,
sur des emplacements de trains de marchandises, pour laisser passer les trains
rapides et pendant ces arrêts on entendait le bruit de grands marteaux sur les
roues du train … pourquoi voulait-on contrôler les roues aussi souvent?
Mystère!
Nous
n’avons pas pu fermer les yeux pendant
ce voyage terrible, il faisait très chaud dans le train et l’effet d’une demi
de bouteille de vin blanc a été pour moi dévastateur. On a transpiré des litres
et des litres (plus que la bouteille!) pendant sept longues heures avant d’arriver à Marseille, vers six heures du
matin. Là-bas, on nous a accommodés dans un immeuble blanc en béton, de Le
Corbusier ?, chacun dans une toute petite cellule individuelle avec des
toilettes communes et je me suis retrouvé en difficulté dès le début, car je ne
savais pas comment utiliser les toilettes à la Turque sinon en me déshabillant
complètement, à poil.
Ce
matin-là nous ne pûmes même pas prendre
un peu de repos; on nous emmena par minibus à la raffinerie où je débutai mes
exercices de francais parlé… La route
était tortueuse entre les collines et “le
sport” du chauffeur était de dépasser les voitures au début des courbes (le
début des mes arythmies cardiaques d’aujourd’hui). Le sport, car les chauffeurs au sens inverse faisaient de même,
avec souvent comme résultat un coup de freins brutal, l’arrêt, l’ouverture de
la fenêtre et copieuses enguelade de part et d’autre: “TA SOEUR !!”, “TA MÈRE
!!” . Je ne comprenais pas pourquoi on ne prenait pas de nouvelles de la
famille en termes moins coléreux…
Mes
semaines dans la raffinerie ne méritent
pas trop de détail sauf de mentionner que tout le monde se serrait les mains
toute la journée, toutes les journées, encore et encore en se disant bonjour (pour
un Hollandais difficile de comprendre ces rituels) , et que je suis entré une fois dans un four
justement éteint avec un mécanicien pour inspecter les tuyaux, la température dans le four était encore au-dessus de 50 degrés, sur cette photo tu peux voir que j’étais
devenu plus maigre encore qu’à Paris. Me revient à l’esprit aussi, que tous les
ouvriers buvaient du vin pendant le déjeuner – seuls quelques-uns le mêlaient
avec de l’eau (ceux qui avaient des boulots dangereux). Moi je n’avais pas
encore bu une goutte de vin de toute ma vie, en Hollande on prenait de la bière
et du genièvre.
Pendant
le week-end, j’allais me détendre à la
plage des Catalans et c’est là, entouré par des filles aux cheveux noirs en bikini, sous ce soleil
de plomb, le jour d’un record de chaleur (42,5 C) , que se sont entremêlés pour
de bon la réalité et l’imaginaire, le sens de la peau et le rêve. Je craquais
doucement. Je devais me reposer quelques jours sous le chant des cigales en prenant un St Raphael ou
un Dubo-dubon-dubonnet ou un pastis (des liquides que je n’avais jamais bus
avant) émerveillé par l’écorce des
platanes, que je n’avais jamais vus de
ma vie et le frou-frou des jeunes jupes sous les dits arbres.
En
un instant, tout a basculé... et je ne sais du rêve ou de la réalité, qui m'a
gagné. Depuis ce jour-là, je ne sais plus
si je vis les choses ou si je les rêve.
Je
ne crois pas du tout à l'épisode 15 de L’Ovocyte.
Albert Chiendeau raconte que je suis allé au Japon, que j’y ai rencontré
une fille aux cheveux noirs en train de gagner le quatrième dan, et qui pendant
sa sieste au bord d’une fosse avait été fécondée par un cygne noir. En réalité,
j’ai vécu des choses plus improbables qua la fiction mais cela est impossible.
Je voudrais bien contacter Albert Chiendeau mais j’ai perdu le contact avec lui. Probablement
il est jaloux car il y a peu j’ai assumé un autre hétéronyme dont je ne dévoile
pas encore les détails.
Sa
version des faits est totalement en conflit avec les rêves flash qui passent
par ma petite cervelle depuis un demi-siècle, toutes les nuits. Dans son récit,
il m’imagine quittant la compagnie d’une petite libraire d’anciens livres, la
propriétaire de la librairie “Le Passé simple” à Marseille, pour aller au
Japon. Impossible !
Car dans mes propres rêves, la libraire m’a présenté à son ami, un très bel homme, un photographe! Philippe ? Paul ? Les deux m’ont invité d’aller en autostop par la Provence et beaucoup plus loin , dans les montagnes des Pays-Bas, qui, comme tu sais, s’étendent jusqu’aux Alpes suisses et aux Balkans ! Mon ami Nooteboom a écrit un livre situé dans cette chaîne de montagnes et il ne ment jamais !
Car dans mes propres rêves, la libraire m’a présenté à son ami, un très bel homme, un photographe! Philippe ? Paul ? Les deux m’ont invité d’aller en autostop par la Provence et beaucoup plus loin , dans les montagnes des Pays-Bas, qui, comme tu sais, s’étendent jusqu’aux Alpes suisses et aux Balkans ! Mon ami Nooteboom a écrit un livre situé dans cette chaîne de montagnes et il ne ment jamais !
J’ai
des impressions très vivantes de ce voyage, car je l’ai fait et refait très
souvent pendant les nuits.
Par
exemple, à Avignon on a rencontré, dans les Halles, une comtesse, la Comtesse Brigitte de Lussanet de la
Celerière. Elle nous a invités dans
son château, un édifice avec un
très haut escalier étroit et raide, et elle
nous a accueillis chaleureusement
sur sa terrasse (il faisait encore très chaud). Je me souviens qu’elle
était légère comme une elphe, elle flottait dans l’air malgré un faible pour
les bintjes, un produit de la terre de mon pays. Elle se protégeait du
soleil par porter un sombrero de vaquero
(“il faut vaquer !”, avait-elle coutume de dire, mais je n’ai pas vu de
vaches).
Je
tombais sous son charme et c’était
réciproque, car à cette époque moi aussi j’étais léger comme un elfe -
donc on était à quatre quand on a poursuivi la route.
C’est
une de mes tragédies, Christine, qu’elle ne soit apparue dans aucun de mes
rêves après, pourrais-tu y prêter attention pendant ta reconstruction ? Comment
a-t-elle pu disparaître de mes rêves, à cause d’un grand choc traumatisant
peut-être ? Peux-tu en retrouver des traces?
On
a voyagé jusqu’en Suisse où nous avons vécu une expérience particulière. Nous
avons dormi quelques nuits dans un
couvent médiéval sur une montagne. L’abbesse qui s’appelait Soeur Anna y
dirigeait une crèche pour nourrissons. Elle
était également écrivaine. Le jour, elle
écrivait des chansons religieuses qu’elle épinglait sur un grand panneau d’affichage divisé en six: vigiles,
laudes, prime, none, vêpres, complies.
Ensuite,
nous l’avons espionnée par le trou de serrure et constaté qu’elle écrivait
aussi des textes érotiques, la nuit... sur “La position de l’herboriste” et “Nourritures”,
une religieuse coquine ayant probablement "fauté" et avec un enfant… Mon regard errait par sa chambre et je fus
abasourdi de voir au panneau … Christine
tu ne vas pas me croire … au panneau
j’aperçus entre les chansons la petite photo en noir et blanc de Jan
Jansen à l’âge de seize ans, du cycliste hollandais fameux en France
aussi, qui gagnerait plus tard le
Tour de France ! Penses-tu qu’il aurait
pu être un ancien petit pensionnaire de ce couvent ? ou peut-être le fils d’abbesse Anna ?
En
quittant le couvent, pour rentrer en France , nous avons rencontré une Madame
Claudine Pastel, une belle Luxembourgeoise qui apportait un tas de peintures à
l’abbesse, pour lui servir d’inspiration (au cas où), des plages
(on ne les a pas en Suisse) et des nus (en Suisse il fait trop froid
pour se dévêtir). Elle nous racontait qu’elle avait dû discontinuer le dessin
de nus par manque de modèles, car chez elle on est vêtu jour et nuit.
Ma
lettre est devenue un peu longue, Christine, mais j’ai pensé qu’il était indispensable que tu connaisses
tous ces détails. Je suis impatient d’avoir ta réponse, j’espère que tu peux
m’éclaircir sur ce qui se passait entre moi et cette douce comtesse…
Bien
amicalement,
Jan
Doets
Une lettre reçue de Jan Doets, à l'occasion des vases communicants, et à laquelle j’ai répondu aujourd’hui sur le blog qu'il a initié et qu'il gère http://lescosaquesdesfrontieres.com
Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative d’un
projet de vases communicants: le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le
blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les
invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas
écrire pour, mais écrire chez l’autre. Si vous êtes tenté par l’aventure,
faites le savoir sur le group dédié sur Facebook, sur le blog http://rendezvousdesvases.blogspot.fr , ou sur twitter. Les lectures de ce
mois sont à poursuivre à partir de http://rendezvousdesvases.blogspot.fr
vous m'avez donné le fourni tous les deux - et en plus vous m'embarquez !
RépondreSupprimeroui, Brigitte, c'est un peu cavalier de vous embarquer ainsi, on espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur...
RépondreSupprimerEntremêlements du rêve ou de la réalité : même la photo du fameux coureur cycliste pose question !
RépondreSupprimerGénial, vraiment ! Un vrai régal
RépondreSupprimerJ'aime quand la photographie sert de preuve aux rêves les plus osés. Il manque juste le sombrero de la comtesse.
RépondreSupprimermerci à tous! Quant au sombrero, nous n'avons pas dit notre dernier mot!
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