samedi 29 mars 2014

souligner





photo de Philippe Marc, mars 2014 à Marseille.



L'une des premières choses que je fais le matin, après le café, c'est souligner. Souligner des mots au crayon, des mots dans un livre. Après la lecture, vient la toilette. Souligner l'oeil d'un trait de khôl. Pas d'ombre à paupière, pas de rimmel, pas de rouge à lèvres, pas de blush, pas de vernis à ongles, non, juste ce trait noir pour souligner le regard. Rien à voir avec la séduction, me semble-t-il. Si je sors sans ce trait, c'est comme si je n'étais pas réveillée. Mais c'est surtout pour les autres. C'est mon geste social. Pour dire Voilà, je suis opérationnelle, j'ai encore fait cet effort d'être au monde avec vous, d'y participer, d'y contribuer en modeste part. J'ai les yeux ouverts sur vous dans le monde. Je vous regarde (c'est moi qui souligne).

Or, ce matin, je lisais quelque chose sur le détachement. Le détachement de l'ego, de la souffrance. Je me disais que justement, quand je ne ferai plus ce geste-là, je serai non seulement détachée des autres mais aussi du monde. Que dit ce trait noir? Celui sous les mots qui retiennent mon regard au cours de la lecture? Que ce passage mérite qu'on y revienne parce qu'il formule justement le fond de notre pensée, qu'il est la forme conforme à l'informe en nous, et que nous faisons nôtre. Je lis Le philosophe nu d'Alexandre Jollien, qui me touche par son honnêteté à dire la difficulté à se détacher de son désir d'être un beau garçon. En le lisant, je comprends que nous sommes tous handicapés.

Ces derniers temps, je crois m'être focalisé sur un problème pour consacrer toute mon énergie à la lutte: je dois me libérer de ma fascination, je dois résister, je dois... Sur cette pente, je ne fais que m'endurcir. Paradoxalement, cette démarche volontariste, cette tentation de s'aguerrir, me rendent encore plus vulnérable. Je suis épuisé. Par degrés, j'aimerais quitter cette lutte née d'un moi qui, loin de s'abandonner, voudrait obtenir plus de la vie, même s'il se réclame du détachement. [...] Il faut le dire et le répéter: ce n'est pas le sacrifice ni le renoncement qui conduisent au détachement, mais bien plutôt la joie. Et c'est un homme en plein sevrage qui l'écrit... Le sevré affirme que le détachement naît de la joie, celle qui pousse à oser à l'abandon, à prendre le risque de se libérer de tout, choses et êtres. cette joie, il ne suffit pas de claquer des doigts pour l'appeler. Voilà d'ailleurs ce qui l'apparente à la passion. Elle aussi, plus forte que moi, ne saurait dépendre entièrement de ma volonté. Cependant, je veux continuer à croire que, si minime puisse-t-il être, nous avons sur elle quelque pouvoir.

Ayant pris soin de souligner ce passage, je peux maintenant dire quelque chose d'horrible, non, pas de jugement me souffle Alexandre, quelque chose pourtant qu'on pourrait interpréter ainsi si je n'avais pas souligné les mots de Jollien. Mauvaise période pour mon petit ego. Je ne captive plus mes classes, on ne m'écoute plus. Je n'aspire qu'à quitter l'éducation nationale, qui ne me regrettera pas, pas plus que mes élèves. C'est ce sentiment d'inutilité, d'impuissance à leur communiquer mon amour de la langue qui me pousse à partir. Je m'y prends si mal...

Or hier, la nouvelle d'un drame a fait bouger quelque chose. Une collègue a perdu sa fille de quinze ans dans un accident de car. Nous avons deux classes en commun, dont une dont nous nous plaignons régulièrement... Avant de commencer mes cours j'ai parlé simplement à mes élèves. Je leur ai demandé de relativiser la note que j'aurais qualifiée de "catastrophique" dans d'autres circonstances mais qui n'était que dérisoire par rapport à la tragédie de leur professeur d'anglais. Ils ont alors d'eux-mêmes demandé l'autorisation de lui écrire. C'est là que horrible se justifie. Car ce fut un véritable moment de grâce et de communion entre nous, assez rare pour être souligné.  Et il aura fallu cet horrible accident de la route qui a coûté la vie à une jeune fille qui en débordait pour que non seulement la compréhension s'installe... ainsi que le silence mais aussi l'initiative de prendre la plume... Par petits groupes, ils sont venus me solliciter pour la tournure d'une phrase, l'orthographe d'un participe passé... Je leur ai suggéré de ne rien souligner, ni la date, ni l'en-tête, de rester sobre et sincère... et miracle, pour une fois j'ai été écoutée.

Je ne me souviens plus du prénom de cette jeune fille: je l'avais rencontrée avec sa mère et ses frère et soeur cet automne dans une bibliothèque. Je lui avais prêté deux recueils de nouvelles à la demande de sa mère, inquiète par rapport au lycée, à la méthode de la dissertation, à son avenir... Je ne me rappelle plus son prénom, mais son sourire,  ses yeux rieurs, insouciants. Ce souvenir, je le souligne.


5 commentaires:

  1. Pédagogie de la douleur, soulignée d'un trait sensible.

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  2. j'en reste au commentaire de Dominique Hasselmann, sensible et parfait.
    et puis, remontant, à cela : la joie nait du renoncement comme le renoncement de la joie, il y faut travail et c'est fragile (du moins je crois)

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  3. J'en ai les larmes aux yeux. Si magnifique, si sincère.

    Gala

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  4. oh... merci Gala! tu as été la seule joie de la journée et de te lire ici l'augmente!

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  5. trait noir de tes yeux et après trait de lumière- celui de l'écriture de tes élèves écriture traversée par votre peine -

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