photo de Philippe Marc, mars 2014 à Marseille. |
L'une des premières choses que je fais le matin, après le
café, c'est souligner. Souligner des
mots au crayon, des mots dans un livre. Après la lecture, vient la toilette. Souligner
l'oeil d'un trait de khôl. Pas d'ombre à paupière, pas de rimmel, pas de rouge
à lèvres, pas de blush, pas de vernis à ongles, non, juste ce trait noir pour
souligner le regard. Rien à voir avec la séduction, me semble-t-il. Si je sors
sans ce trait, c'est comme si je n'étais pas réveillée. Mais c'est surtout pour
les autres. C'est mon geste social. Pour dire Voilà, je suis opérationnelle,
j'ai encore fait cet effort d'être au monde avec vous, d'y participer, d'y
contribuer en modeste part. J'ai les yeux ouverts sur vous dans le monde. Je vous regarde (c'est moi qui
souligne).
Or, ce matin, je lisais quelque chose sur le détachement. Le
détachement de l'ego, de la souffrance. Je me disais que justement, quand je ne
ferai plus ce geste-là, je serai non seulement détachée des autres mais aussi
du monde. Que dit ce trait noir? Celui sous les mots qui retiennent mon regard
au cours de la lecture? Que ce passage mérite qu'on y revienne parce qu'il
formule justement le fond de notre pensée, qu'il est la forme conforme à
l'informe en nous, et que nous faisons nôtre. Je lis Le philosophe nu d'Alexandre Jollien, qui me touche par son
honnêteté à dire la difficulté à se détacher de son désir d'être un beau
garçon. En le lisant, je comprends que nous sommes tous handicapés.
Ces derniers temps, je crois m'être focalisé sur un problème pour
consacrer toute mon énergie à la lutte: je dois me libérer de ma fascination,
je dois résister, je dois... Sur cette pente, je ne fais que m'endurcir.
Paradoxalement, cette démarche volontariste, cette tentation de s'aguerrir, me
rendent encore plus vulnérable. Je suis épuisé. Par degrés, j'aimerais quitter
cette lutte née d'un moi qui, loin de s'abandonner, voudrait obtenir plus de la
vie, même s'il se réclame du détachement. [...] Il faut le dire et le répéter:
ce n'est pas le sacrifice ni le renoncement qui conduisent au détachement, mais
bien plutôt la joie. Et c'est un homme en plein sevrage qui l'écrit... Le sevré
affirme que le détachement naît de la joie, celle qui pousse à oser à
l'abandon, à prendre le risque de se libérer de tout, choses et êtres. cette
joie, il ne suffit pas de claquer des doigts pour l'appeler. Voilà d'ailleurs
ce qui l'apparente à la passion. Elle aussi, plus forte que moi, ne saurait
dépendre entièrement de ma volonté. Cependant, je veux continuer à croire que,
si minime puisse-t-il être, nous avons sur elle quelque pouvoir.
Ayant pris soin de souligner ce passage, je peux maintenant
dire quelque chose d'horrible, non, pas de jugement me souffle Alexandre,
quelque chose pourtant qu'on pourrait interpréter ainsi si je n'avais pas
souligné les mots de Jollien. Mauvaise période pour mon petit ego. Je ne
captive plus mes classes, on ne m'écoute plus. Je n'aspire qu'à quitter
l'éducation nationale, qui ne me regrettera pas, pas plus que mes élèves. C'est
ce sentiment d'inutilité, d'impuissance à leur communiquer mon amour de la
langue qui me pousse à partir. Je m'y prends si mal...
Or hier, la nouvelle d'un drame a fait bouger quelque chose.
Une collègue a perdu sa fille de quinze ans dans un accident de car. Nous avons
deux classes en commun, dont une dont nous nous plaignons régulièrement... Avant
de commencer mes cours j'ai parlé simplement à mes élèves. Je leur ai demandé
de relativiser la note que j'aurais qualifiée de "catastrophique" dans
d'autres circonstances mais qui n'était que dérisoire par rapport à la tragédie
de leur professeur d'anglais. Ils ont alors d'eux-mêmes demandé l'autorisation
de lui écrire. C'est là que horrible
se justifie. Car ce fut un véritable moment de grâce et de communion entre
nous, assez rare pour être souligné. Et
il aura fallu cet horrible accident de la route qui a coûté la vie à une jeune
fille qui en débordait pour que non seulement la compréhension s'installe...
ainsi que le silence mais aussi l'initiative de prendre la plume... Par petits
groupes, ils sont venus me solliciter pour la tournure d'une phrase,
l'orthographe d'un participe passé... Je leur ai suggéré de ne rien souligner,
ni la date, ni l'en-tête, de rester sobre et sincère... et miracle, pour une
fois j'ai été écoutée.
Je ne me souviens plus du prénom de cette jeune fille: je
l'avais rencontrée avec sa mère et ses frère et soeur cet automne dans une
bibliothèque. Je lui avais prêté deux recueils de nouvelles à la demande de sa
mère, inquiète par rapport au lycée, à la méthode de la dissertation, à son
avenir... Je ne me rappelle plus son prénom, mais son sourire, ses yeux rieurs, insouciants. Ce souvenir, je
le souligne.
Pédagogie de la douleur, soulignée d'un trait sensible.
RépondreSupprimerj'en reste au commentaire de Dominique Hasselmann, sensible et parfait.
RépondreSupprimeret puis, remontant, à cela : la joie nait du renoncement comme le renoncement de la joie, il y faut travail et c'est fragile (du moins je crois)
J'en ai les larmes aux yeux. Si magnifique, si sincère.
RépondreSupprimerGala
oh... merci Gala! tu as été la seule joie de la journée et de te lire ici l'augmente!
RépondreSupprimertrait noir de tes yeux et après trait de lumière- celui de l'écriture de tes élèves écriture traversée par votre peine -
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