Réponse au septième cercle, deuxième giron, le18/08/04
Cher Al,
Je crois
que le vous nous convient mieux, Al.
Non qu’il réponde mieux à votre dualité, mais à la polyphonie de la correspondance,
tout simplement. Vous, c’est Al, celui dont les lettres peuvent me faire
pleurer, rire, ou m’interloquer. Mais c’est moi aussi. Vous, c’est ce que je
connais et ce que j’ignore. C’est beaucoup de moi. Beaucoup de toi. Peut-être
plus qu’entre le simple toi et moi du tu.
Vous, c’est aussi une sorte d’habit de respectabilité, une fine couche d’un
beau tissu entre le toi et le moi qui assure des liaisons plus suaves ; parfois
aussi, un fichu qui recouvre les oreilles et dont les bouts servent à essuyer
les yeux. Il est plus facile de ravaler ses larmes derrière un Qu’est-ce que vous dites ? interloqué.
Qu’est-ce
que vous dites, Al ? Qu’est-ce que vous racontez ?
Votre
lettre est très belle, votre sollicitude me touche bien plus que je ne saurais
dire, mais je ne suis pas la créature fragile à laquelle vous vous adressez.
Oui, c’est de ma faute, je n’aurai pas dû dire « frêle». J’aurai dû dire J’ai perdu les rondeurs de Jabluszko, ou
quelque chose comme ça.
Je me suis
laissée emporter par le pathos. C’est mon histoire qui veut ça. Pas moi, Al.
Pas moi. Même si j’aimerais être cette enfant que vous voulez bercer. Même si
vos grandes oreilles me tentent beaucoup. Et puis qui refuserait des pieds d’or ? Comme vous
m’embellissez aussi et comme je m’en sens indigne !
Mais
d’entendre vos confessions, Al, je m’en sens capable. Ne vous laissez pas
attendrir par mes histoires qui ne sont ni pires ni plus belles que
d’autres.
Je ne sais
si je préfère ce vous pantois qui
m’intimide ou le vous narquois qui m’amuse et m’irrite à la fois. Je sais que
raconter me met à nu et que je ne le veux pas. Ou alors il faudrait une nudité
forte. Ou alors une fragilité qui ne serait que l’aveu d’une intelligence comme
une autre et qu’on ne plaindrait plus. On dirait : C’est humain, cette
histoire là, c’est humain.
Et on
hocherait la tête en guise d’assentiment. C’est tout.
Si raconter
ne m’apporte que la pitié des autres, je préfère me taire.
Pardonnez-moi,
Al, je suis injuste envers vous. Je crains que de vous écrire me jette en
pâture à vos pires instincts. C’est aussi que vos lettres m’ont beaucoup
touchée et que j’essaie de me défendre d’une manière ou d’une autre. Sans
parler de moi, voyez ce qu’ils pourraient vous amener à faire quand vous
menacez ce pauvre Boris !
Croyez-moi,
il n’a rien d’un monstre et n’est pas responsable de mon histoire.
Je ne
trouve pas ridicule du tout que La
Cigalère vous soit apparu comme un signe, comme une solution possible à
l’énigme que Lucie emportait avec elle. Et si vous me racontez des craques, ce
n’est pas grave. Je connais le besoin de se dissimuler derrière le mensonge. Et
puis, ainsi que vous l’avez déjà dit, il y a toujours une part de vérité dans
le mensonge. Une vérité que l’on ne peut dire, qu’on pressent, qui fait partie
des multiples indices de notre réalité.
Boris fait
partie de la mienne, comme vous à présent. Avec vos aveux et vos tricheries.
Je ne suis pas maternelle, Al. Sinon, je vous prendrais dans
mes bras, vous et votre double, je vous serrerais bien fort et je vous
dirais : Je vous comprends, tout va bien.
J’aimerais
vous offrir cette Béatrice-là. Mais je ne le peux. Quelque chose s’est brisé et
me rend toute parole thérapeutique impossible. Et mère, je ne l’ai jamais été.
J’ai trop été l’enfant des autres pour cela. On m’adoptait facilement car, de
nature docile, je me prêtais facilement aux fantasmes des uns et des autres.
L’enfant de tempérament dont je vous ai parlé n’a pas existé, ou bien elle est
morte avec maman Tania. Il est resté une enfant hébétée qui a soudainement
perdu l’usage des lettres, et que le moindre signe d’attention qu’on voulait
bien lui accorder laissait éperdue de reconnaissance. Comme si elle avait pu y
retrouver cette part d’elle qui avait fui le jour du massacre. Je veux dire,
Al, Pour quoi nous aime-t-on ?
Pas
seulement pour ce que les autres veulent voir en nous, mais pour ce que nous
sommes, non ? C’est ce que je pensais, petite. Je me demandais qu’est-ce
qui fait que ces gens-là qui m’ont adoptée prennent soin de moi ?
Qu’est-ce qui est beau, plaisant chez moi et qui me rend adoptable ? Car
moi qui courais toujours dans le fichu noir de Tania, je ne voyais rien. Pas de
pieds d’or pour m’éclairer alors. Je
ne voyais ni les lettres, ni mon visage. Seulement ceux des autres que je
scrutais comme des miroirs quand j’ouvrais un pan du foulard.
Drôle
d’histoire, n’est-ce pas ? Et Boris qui me regarde l’air de dire Tu
racontes des histoires ! Oui, je raconte des histoires. Et alors ?
Je me méfie
maintenant de ceux qui s’occupent trop de moi. Je voudrais qu’on me laisse
faire.
Laisse-moi
dire, Boris. Laisse-moi.
Quelle
Béatrice ai-je à vous offrir ? Je me le demande. Je pourrais vous raconter
celle que mon premier amant désirait et qui devait être à l’exacte image de sa
première femme. Il m’avait adoptée, lui aussi. Non plus comme enfant, mais
comme femme. Et j’en étais si fière. Il m’avait choisie, moi, la fille de ferme
un peu lente ! Mes cheveux
l’avaient attiré parce qu’ils ressemblaient à ceux de sa première femme. Mais
une fois chez lui et passée la magie de notre première rencontre, il s’aperçut
que leur pâleur rousse était loin d’égaler la chevelure flamboyante de sa
défunte femme. Il entreprit alors de m’appliquer toutes les teintures du
marché, en vain. Il finit par concocter lui-même la teinte idéale. Je me
prêtais volontiers à toutes ses manipulations car je voyais en elles la preuve
de son attention à mon égard. J’aimais qu’il s’occupe de moi. Je n’avais plus à
traire les vaches, à arracher les patates, à lessiver les sols. J’avais juste à
prêter mon cuir chevelu. J’avais juste à me laisser faire. Je restais sans
bouger, gardais les yeux fermés, ne me grattais pas la tête, résistais à la
brûlure de la teinture aussi longtemps qu’il le fallait, attendais patiemment
qu’il me mène à la baignoire, m’aide à m’agenouiller, à me pencher et qu’il me
rince enfin la tête. Il l’enveloppait ensuite d’une grande serviette, pressait
le linge tout autour de mon crâne et d’un seul coup, avec le geste sûr et
solennel du serveur qui retire une cloche d’argent d’un plat de gourmet,
soulevait le casque d’éponge d’où s’échappait un flot de rousseur éblouissante.
Il me rendait éblouissante ! Je devenais la femme qu’il aimait ! Il
saisissait une mèche et, comme le chercheur d’or examine une poignée de sable
en roulant les grains entre ses doigts, il évaluait le résultat avec plaisir.
Et j’étais heureuse de son plaisir. Les choses étaient aussi simples que ça. Un
peu de poudre rouge suffisait à notre bonheur.
Boris m’a
dit que je me suis laissé faire par cet homme parce qu’il était allemand et que
j’avais cherché auprès de lui cette amitié mythique dont m’avaient parlé Tania
et Janosch. Pouvez-vous croire une chose pareille, Al ? Moi, oui. Tout est
si clair pour Boris, qu’il est souvent bon d’adhérer à ses points de vue. Lui,
aussi, croit aux signes, Al. Et je suis sûre qu’il vous dirait que Lucie n’a
pas dit son dernier mot. Parce que c’est à vous de l’inventer. Il vous dirait
ça.
Et vous,
Al, qu’en dites-vous ?
Béatrice