La Cigalère,
Dessendre-en-Braise,
le 20/08/04
Cher Al,
J’ai peu
dormi cette nuit. Je triais et triais mes souvenirs et réfléchissais à ce qui
pourrait vous alléger, vous apaiser, vous aider à vous laisser aller, vous
aussi. Et ce matin, l’aube m’assomma d’un amer constat : Je crains avoir
peu de choses à vous raconter qui n’aient d’autre effet sur vous que d’attiser
votre colère et vous éloigner plus encore de votre projet.
Comment
vous redonner la force d’écrire sur Lucie ? Je ne sais pas.
J’ai des
mots qui vous froissent. J’en suis désolée. J’ai perdu la main. Il est temps
que j’arrête. Mais peut-on s’arrêter ? L’écriture, c’est comme la pluie,
on ne peut pas l’arrêter. Un mot en appelle un autre. C’est bien connu, mais ce
qu’ils nous disent ne l’est pas toujours. Par exemple : les oreilles
froissées. Est-ce qu’on dit les oreilles
froissées ? Je ne sais plus. J’ai parfois des trous de mémoire. Vous
l’ai-je déjà dit ?
Le vent froisse les feuilles des
arbres, ça, on le dit, je l’ai déjà entendu. Je l’ai probablement retenu à
cause… mais je m’égare. Je pensais à une fleur qui se trouve à l’entrée de La
Cigalère. Elle se froisse la nuit, littéralement. Elle se tourne sur elle-même
en une vrille qui semble épuiser toute sa sève. A chaque fois je me dis :
c’est fini. Et puis le lendemain, elle s’ouvre à nouveau, prête à relever le
défi du jour. Et pour achever d’essorer sa nuit, elle s’étale au soleil, comme
si de rien n’était. Quelle vitalité ! Quel beau pied de nez au malheur,
n’est-ce pas ?
Ce n’est
pas une métaphore, Al, mais la vie.
Ce que je
voulais vous dire plus haut, Al, c’est qu’on ne choisit pas toujours ce qu’on
est : ma vie est traversée d’épisodes qui ne sont pas respectables. C’est
comme ça. Mais la vie est ailleurs que dans mes périodes tordues. Votre saine
colère me la bien fait entendre même s’il m’arrive aussi d’avoir les oreilles
en vrille.
Si je ne
vous entends pas toujours bien c’est que je suis d’une autre génération, Al. Je
n’ai plus cette beauté que vous me prêtez. D’ailleurs, sans vouloir vous vexer,
je n’ai jamais été belle. Mais on m’a aimée. Et j’ai beaucoup aimé, à la folie.
Oui, c’est un mot d’enfant, à la folie,
mais je ne joue pas à l’enfant.
Un jour, un
homme m’a vue. Son regard a déchiré le fichu noir de ma mère et m’a
transpercée, irradiée, jusqu’à ce que je comprenne que je n’étais plus une
enfant. Quel ravissement ! Quelle terreur, aussi ! Le sentiment d’une
catastrophe irréparable. Et puis, que rien, jamais, n’égalera ce ravage, ni sa
violence, ni sa douceur.
Et quand
c’est fini, quand on n’est plus dans ce regard-là, on n’est plus rien.
Je, oui. Je n’étais plus rien. Je me postais devant le
miroir, me demandais ce qu’il avait vu. Mais je ne voyais rien. Je n’existais
que par son regard.
Encore une
histoire de fous. Me direz-vous. Une histoire tordue. Il faudrait danser le
twist et s’en balancer. Vous avez raison. La danse est une belle chose. Vraiment.
D’ailleurs, si j’ai bonne mémoire, on peut dire Le vent danse dans les feuilles,
non ?
Je l’ai peut-être rêvé…
Je vous
souhaite de beaux rêves, Al.
Puissiez-vous
y rejoindre votre Lucie, le temps d’une danse.
Béatrice
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