Le 20/08/04
Chère
Béatrice,
Vous ne
souhaitez pas que je vous tutoie, soit. Avec vos oreilles mal tournées, vous
pourriez entendre Je te tue, toi. Mais vous avez raison, je préfère également
cette polyphonie du vous, qui
m’inclut dans votre cercle. En revanche, les oripeaux de la respectabilité,
vous savez où je les mets ? Je m’assois dessus ou je m’en sers comme
chiffons pour essuyer les traces de mes crimes. De grâce, Béatrice, ne
m’irritez plus avec ces mots boursouflés de bêtise. Je préfère de loin vous
honorer comme la dame à laquelle on prête allégeance mais pas de
respectabilité. Allégez-moi du poids des choses et des murs, du fardeau de la
réalité. Comme à la cigarette, je ne vous demande rien d’autre que de me rendre
plus léger, Béatrice.
Inutile non
plus de jouer les femmes enfants. Je suis toujours surpris par la propension de
certaines femmes à se faire manipuler et à devenir les victimes toutes
désignées de pervers, de « pères vers » qui l’on se tourne en
désespoir de cause. Vous ne voulez pas d’un regard de pitié ? Je le conçois mais avez-vous quelque chose
contre la compassion ? Je n’éprouve aucune pitié envers vous. Je ne vous
plains pas. Je souhaite uniquement vous connaître. Racontez-vous donc sans
craindre de moi cette pitié qui vous blesse et qui m’insulte. Allégez-vous à
votre tour de votre histoire trop lourde à porter toute seule. Fille de ferme un peu lente, dites-vous de vous :
voilà qui m’intéresse. J’aime tout ce qui est lent, des sucres lents aux films
lents, en passant par les livres qui déroulent lentement le fil d’une
conscience, avec lesquels on prend le temps d’entrer en accointance. J’aime
aussi les escroqueries minutieusement et longuement préparées et dont la
réussite exige justement cette lenteur.
Pour les lettres de George Sand et de Musset, je n’ai pas
pris le temps de lire l’intégralité de leur œuvre et j’ai occulté la question
du papier de l’époque (je me suis contenté d’utiliser un papier du début du
siècle) ; le canular a été éventé. Avec le traitement de texte, il est
plus facile de créer de faux inédits, mais je préfère la calligraphie des écrivains
des siècles précédents. Aussi, ce temps que vous avez pris à déchiffrer les
lettres n’en est que plus précieux et vous avez appris à lire d’autres signes,
tout aussi essentiels, Béatrice.
Pourquoi
nous aime-t-on ? demandez-vous. Il faudrait d’abord demander Pourquoi
aime-t-on ? Je ne pense pas qu’il y ait une cause ou un but à l’amour,
tout au plus des circonstances. Et puis que met-on derrière le verbe
aimer ? Abandonnons ce on de
convenance et qui ne nous convient pas, ni à vous ni à moi. Pour ma part, j’aime
fumer pour ne plus me sentir seul. C’est une compagnie comme une autre, le
silence et l’écoute en plus. J’ai aimé et j’aime Lucie pour sa force, la vie
qu’elle offrait à ses personnages et à ses contes, l’amour qu’elle me donnait
sans compter. Je vous aime parce que j’ai besoin de vous aimer et pour ce que
vous êtes. Je vois chez vous l’étincelle de la vie au travers de vos yeux qui
brillent. J’entends des rires et des sanglots dans vos paroles et je respire
l’odeur animale de vos cheveux roux naturels (pas ceux que votre nazi d’amant a
teintés de la couleur de son idéal de tordu !). Je vous aime quand vous
êtes vivante et non quand vous vous torturez les méninges sur des choses qui
n’en valent pas la peine. Dois-je me raconter à cet Al, si inquiétant
parfois ? Dois-je me mettre à nu et me rendre vulnérable au risque de
déplaire à Boris et perdre le bénéfice du travail fait à ses côtés ? Et
pourquoi pas ? Prenez le risque d’affronter vos peurs mais aussi et
surtout de vous laisser conduire par vos instincts. Laissez vous aller de temps
en temps. Pardonnez-moi ce ton injonctif, mais vous en avez grandement besoin,
en ce moment.
Non mais on
croit rêver… C’est qui le psy ? C’est vous ou c’est l’autre prétentieux
aux grandes oreilles avec sa clope vissée au bec ? Vous laissez pas faire,
m’dame, c’est rien qu’un arnaqueur, et dans tous les domaines encore.
Je laisse
parler l’autre clown. Il n’a pas un vocabulaire étendu mais il n’est guère
dangereux, et c’est un compagnon tout aussi valable que Langnon. Ne soyez pas
effrayée par ma dualité, Béatrice. Nous sommes plusieurs à en abriter plus d’un
en nous, sans pour autant être schizophrènes, ne pensez-vous pas ? Pas un
psychopathe non plus et vous n’avez rien à craindre de moi, Boris non plus.
C’est vrai que je ne le porte pas vraiment dans mon cœur car il joue trop
souvent les censeurs. Il m’agace. Non, n’ayez pas peur de moi. Je ne tue pas
les vivants. Je ne tue que les morts, que ceux qui ont tué en eux tout ce qui
les rendait vivants.
J’ai du mal
à écrire aujourd’hui. Le coeur n’y est pas comme on dit. Sans doute trop lourd
à traîner le cœur, comme un boulet.
Est-ce à cause de cette fin d’été maussade et grise ? D’habitude,
la pluie me porte à l’allégresse. Aujourd’hui, non. Si j’étais libre, je
sortirais dans les sentiers mouillés, sur les traces de mon chien, humant
toutes les odeurs et respirant le ciel. Je ressens encore plus douloureusement
mon enfermement. Nous autres les encagés, nous espérons la rentrée des classes
comme une possible porte de sortie. Mais mon avocat m’a laissé peu d’espoir quant
à la mienne, qui est une nouvelle fois remise en cause. J’ai de vagues envies.
Je collecte mollement des phrases qui parlent de fumeurs.
Il
pêchait, une cigarette à la bouche. Il fumait perpétuellement de ces cigarettes
jaunes, papier maïs, qui ont un côté grossier, mais qu’il fumait avec une
grande élégance comme s’il se fût agi de cigarettes Davidoff. (roman
français)
Il ne restait plus qu’à attendre. Elle alluma une
cigarette et contempla sa main dans la lueur rougeoyante. Sa main ne tremblait
pas. (polar suédois)
Ils allumèrent chacun une cigarette. […]
Elle
s’apprêtait à dire autre chose, mais elle tira une bouffée de sa cigarette, la
jeta par terre et l’écrasa soigneusement sous son talon. […]
Il
alluma une autre cigarette et se cala le dos contre un tronc d’arbre. Il
ramassa quelques éclats de bois dans l’humus entre ses jambes. Il tira sur sa
cigarette. […]
Arrivé
à ce point de ses méditations, il écrasa sa cigarette. Quelques instants plus
tard, il en alluma une autre. […]
Il
s’apprêtait à allumer une cigarette avec sa dernière allumette, mais ses mains
se mirent à trembler. L’allumette s’éteignit et il resta là, tenant sa
cigarette d’une main et sa pochette d’allumettes vide de l’autre, fixant d’un
œil vide la forêt qui s’étalait à l’infini à l’extrémité de la prairie d’un
vert cru. (nouvelle de Carver où tout tient entre ces cigarettes fumées)
Cela
allégerait considérablement les livres si la cigarette était complètement
abolie. Littérature ultra light,
extrêmement légère. Mais même les livres me semblent fumeux, aujourd’hui. Je ne
cesse de parler de légèreté, mais si c’était l’inverse ? Si c’était la
pesanteur qui me manquait ? Un poids qui me retienne…
Pardonnez-moi,
Béatrice, je devais vous parler de Lucie. Mais non, décidément, je ne peux pas
aujourd’hui. Écrivez-moi vite.
AL.
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