Le 17/08/04
Je relis
toutes ces conneries que l’autre (le rouquin à la grosse tête et aux grandes
oreilles) t’a écrites hier. C’est nul. Blabla de chameau qui blatère. Te prends
pas la tête avec tout ça, ma cocotte. Boire, bouffer et baiser la vie avant
qu’elle ne te baise. Voilà mon credo. Alors, rigole un bon coup.
Je me fais
penser à ce personnage de Tchékhov, Ivan Ivanovitch Nioukhine, chargé par sa
femme de faire une conférence sur Les
Méfaits du tabac et qui cause de tout et de rien sauf du tabac. Si, par
exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de
dépression nerveuse, dit-il dans ce monologue hilarant. Et parfois grave. Je ne
parle plus des ronds de fumée qui s’hallucinent, qui me font tuer les créatures
que j’hallucine.
Je n’étais
pas là, lorsque Lucie est morte, dans la blancheur d’une nuit d’été. Un
médecin, m’a dit que ses derniers mots ont été « La cigale erre » ou
quelque chose comme ça. Je l’ai tué pour ce quelque
chose comme ça. J’aime qu’on parle précis. Et quand il m’a fait remarquer
qu’il était interdit de fumer dans ce couloir, qu’il fallait respecter les
morts, qu’il fallait que je sois fort et que je ne m’empoisonne pas à mon tour.
J’ai commencé à voir rouge. Il a cru bon d’ajouter qu’elle n’avait pas
souffert. Sa tête est devenue un masque hideux, jaunâtre, les yeux étrécis d’un
horrible reptile, et quand il a sorti sa langue fourchue pour me happer, j’ai
alors saisi son cou et je l’ai serré pour qu’il ne parle plus. Je l’aurais tué
si on ne m’avait pas arrêté à temps. On a argué de ma douleur pour expliquer
cet acte de folie. Aussi, lorsque j’ai vu l’annonce de La Cigalère, ai-je cru à
un signe, un clin d’œil de Lucie. Je me rends bien compte que c’est ridicule.
Lucie a peut-être dit La cigale est r… puis s’est éteinte. Il est même probable
qu’elle n’ait pas parlé de cigale. Ne pas connaître le dernier mot de celle
qu’on aime est une souffrance extrême.
Eh bien
dites donc, il ne fait pas dans la dentelle, Al, car vous vous doutez bien que
c’est l’autre, le rouquin aux grandes oreilles, qui m’a coupé la parole, moi
qui voulais vous faire sourire un peu, ça repart dans le pathos… De plus,
menteur comme il est, qui vous dit qu’il vous dit pas des craques ? Tenez,
la preuve, c’est qu’il a été jugé responsable de ses actes alors que son avocat
plaidait la folie pour obtenir des circonstances atténuantes. Mais avec le
passé de falsificateur qu’il se trimballe, allez savoir... Ne me prenez ni pour
un schizophrène ni un menteur (les experts ont estimé que les symptômes de ma
folie ne ressemblaient à rien de ce qui était connu, et forcément simulée).
Avec vous, j’essaie d’être le plus sincère possible. Je ne peux pas faire
moins, avec ta dernière lettre.
Autre
chose : si ce cloporte de Boris vous fait trop de misères, je peux mettre
un contrat sur sa tête, ça ne vous coûtera rien et ça me fera plaisir. Sérieux,
tu n’as qu’un mot à dire, petite pomme, ne le laisse pas manger la soupe sur ta
tête. Tu n’es pas folle, Béatrice, et je sais de quoi je parle.
Dis moi si
tu préfères que je te vouvoie. C’est drôle, parfois je te parle comme à une
mère qui sait trouver les mots ou le silence pour m’apaiser, et parfois c’est à
la petite fille que tu m’as donné à voir
que je m’adresse, et les deux me plaisent. Quelle Béatrice m’offrirez-vous,
dans votre prochaine lettre ?
Il est tard
et les mots nous rendent manchots, vous avez raison, les bras m’en tombent. Les
paupières aussi. Je vous renvoie vos points de suspension… (suspendez-les sur
l’étendoir de vos souvenirs mais de grâce, ne me laissez pas suspendu à vos
points).
Al(a vie, à
la mort).
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