samedi 26 août 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 18



                                                            Réponse au septième cercle, deuxième giron, le18/08/04



            Cher Al,

            Je crois que le vous nous convient mieux, Al. Non qu’il réponde mieux à votre dualité, mais à la polyphonie de la correspondance, tout simplement. Vous, c’est Al, celui dont les lettres peuvent me faire pleurer, rire, ou m’interloquer. Mais c’est moi aussi. Vous, c’est ce que je connais et ce que j’ignore. C’est beaucoup de moi. Beaucoup de toi. Peut-être plus qu’entre le simple toi et moi du tu. Vous, c’est aussi une sorte d’habit de respectabilité, une fine couche d’un beau tissu entre le toi et le moi qui assure des liaisons plus suaves ; parfois aussi, un fichu qui recouvre les oreilles et dont les bouts servent à essuyer les yeux. Il est plus facile de ravaler ses larmes derrière un Qu’est-ce que vous dites ? interloqué.

            Qu’est-ce que vous dites, Al ? Qu’est-ce que vous racontez ?
            Votre lettre est très belle, votre sollicitude me touche bien plus que je ne saurais dire, mais je ne suis pas la créature fragile à laquelle vous vous adressez. Oui, c’est de ma faute, je n’aurai pas dû dire « frêle». J’aurai dû dire J’ai perdu les rondeurs de Jabluszko, ou quelque chose comme ça.

            Je me suis laissée emporter par le pathos. C’est mon histoire qui veut ça. Pas moi, Al. Pas moi. Même si j’aimerais être cette enfant que vous voulez bercer. Même si vos grandes oreilles me tentent beaucoup. Et puis qui refuserait des pieds d’or ? Comme vous m’embellissez aussi et comme je m’en sens indigne !

            Mais d’entendre vos confessions, Al, je m’en sens capable. Ne vous laissez pas attendrir par mes histoires qui ne sont ni pires ni plus belles que d’autres. 

            Je ne sais si je préfère ce vous pantois qui m’intimide ou le vous narquois qui m’amuse et m’irrite à la fois. Je sais que raconter me met à nu et que je ne le veux pas. Ou alors il faudrait une nudité forte. Ou alors une fragilité qui ne serait que l’aveu d’une intelligence comme une autre et qu’on ne plaindrait plus. On dirait : C’est humain, cette histoire là, c’est humain.

            Et on hocherait la tête en guise d’assentiment. C’est tout.

            Si raconter ne m’apporte que la pitié des autres, je préfère me taire.

            Pardonnez-moi, Al, je suis injuste envers vous. Je crains que de vous écrire me jette en pâture à vos pires instincts. C’est aussi que vos lettres m’ont beaucoup touchée et que j’essaie de me défendre d’une manière ou d’une autre. Sans parler de moi, voyez ce qu’ils pourraient vous amener à faire quand vous menacez ce pauvre Boris !

            Croyez-moi, il n’a rien d’un monstre et n’est pas responsable de mon histoire.
           
            Je ne trouve pas ridicule du tout que La Cigalère vous soit apparu comme un signe, comme une solution possible à l’énigme que Lucie emportait avec elle. Et si vous me racontez des craques, ce n’est pas grave. Je connais le besoin de se dissimuler derrière le mensonge. Et puis, ainsi que vous l’avez déjà dit, il y a toujours une part de vérité dans le mensonge. Une vérité que l’on ne peut dire, qu’on pressent, qui fait partie des multiples indices de notre réalité.

            Boris fait partie de la mienne, comme vous à présent. Avec vos aveux et vos tricheries.
Je ne suis pas maternelle, Al. Sinon, je vous prendrais dans mes bras, vous et votre double, je vous serrerais bien fort et je vous dirais : Je vous comprends, tout va bien.

            J’aimerais vous offrir cette Béatrice-là. Mais je ne le peux. Quelque chose s’est brisé et me rend toute parole thérapeutique impossible. Et mère, je ne l’ai jamais été. J’ai trop été l’enfant des autres pour cela. On m’adoptait facilement car, de nature docile, je me prêtais facilement aux fantasmes des uns et des autres. L’enfant de tempérament dont je vous ai parlé n’a pas existé, ou bien elle est morte avec maman Tania. Il est resté une enfant hébétée qui a soudainement perdu l’usage des lettres, et que le moindre signe d’attention qu’on voulait bien lui accorder laissait éperdue de reconnaissance. Comme si elle avait pu y retrouver cette part d’elle qui avait fui le jour du massacre. Je veux dire, Al, Pour quoi nous aime-t-on ?

            Pas seulement pour ce que les autres veulent voir en nous, mais pour ce que nous sommes, non ? C’est ce que je pensais, petite. Je me demandais qu’est-ce qui fait que ces gens-là qui m’ont adoptée prennent soin de moi ? Qu’est-ce qui est beau, plaisant chez moi et qui me rend adoptable ? Car moi qui courais toujours dans le fichu noir de Tania, je ne voyais rien. Pas de pieds d’or pour m’éclairer alors. Je ne voyais ni les lettres, ni mon visage. Seulement ceux des autres que je scrutais comme des miroirs quand j’ouvrais un pan du foulard.

            Drôle d’histoire, n’est-ce pas ? Et Boris qui me regarde l’air de dire Tu racontes des histoires ! Oui, je raconte des histoires. Et alors ?

            Je me méfie maintenant de ceux qui s’occupent trop de moi. Je voudrais qu’on me laisse faire.

            Laisse-moi dire, Boris. Laisse-moi.

            Quelle Béatrice ai-je à vous offrir ? Je me le demande. Je pourrais vous raconter celle que mon premier amant désirait et qui devait être à l’exacte image de sa première femme. Il m’avait adoptée, lui aussi. Non plus comme enfant, mais comme femme. Et j’en étais si fière. Il m’avait choisie, moi, la fille de ferme un peu lente ! Mes cheveux l’avaient attiré parce qu’ils ressemblaient à ceux de sa première femme. Mais une fois chez lui et passée la magie de notre première rencontre, il s’aperçut que leur pâleur rousse était loin d’égaler la chevelure flamboyante de sa défunte femme. Il entreprit alors de m’appliquer toutes les teintures du marché, en vain. Il finit par concocter lui-même la teinte idéale. Je me prêtais volontiers à toutes ses manipulations car je voyais en elles la preuve de son attention à mon égard. J’aimais qu’il s’occupe de moi. Je n’avais plus à traire les vaches, à arracher les patates, à lessiver les sols. J’avais juste à prêter mon cuir chevelu. J’avais juste à me laisser faire. Je restais sans bouger, gardais les yeux fermés, ne me grattais pas la tête, résistais à la brûlure de la teinture aussi longtemps qu’il le fallait, attendais patiemment qu’il me mène à la baignoire, m’aide à m’agenouiller, à me pencher et qu’il me rince enfin la tête. Il l’enveloppait ensuite d’une grande serviette, pressait le linge tout autour de mon crâne et d’un seul coup, avec le geste sûr et solennel du serveur qui retire une cloche d’argent d’un plat de gourmet, soulevait le casque d’éponge d’où s’échappait un flot de rousseur éblouissante. Il me rendait éblouissante ! Je devenais la femme qu’il aimait ! Il saisissait une mèche et, comme le chercheur d’or examine une poignée de sable en roulant les grains entre ses doigts, il évaluait le résultat avec plaisir. Et j’étais heureuse de son plaisir. Les choses étaient aussi simples que ça. Un peu de poudre rouge suffisait à notre bonheur.

            Boris m’a dit que je me suis laissé faire par cet homme parce qu’il était allemand et que j’avais cherché auprès de lui cette amitié mythique dont m’avaient parlé Tania et Janosch. Pouvez-vous croire une chose pareille, Al ? Moi, oui. Tout est si clair pour Boris, qu’il est souvent bon d’adhérer à ses points de vue. Lui, aussi, croit aux signes, Al. Et je suis sûre qu’il vous dirait que Lucie n’a pas dit son dernier mot. Parce que c’est à vous de l’inventer. Il vous dirait ça.

            Et vous, Al, qu’en dites-vous ?


Béatrice 




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