dimanche 6 août 2017

S'arrêter de fumer par correspondance / 12



Prison de Luynes, le 09/08/04
                                                                                             (sixième cercle)


            Béatrice,

            Cessons de jouer, voulez-vous ? Bannissons la mauvaise foi, faux-semblants et faux fuyants de toute sorte – au fait, quel est le contraire de faux-fuyant sinon la vraie fuite ? Essayons de retrouver quelque chose qui ressemble à une parole vraie et sincère –comme ces mots galvaudés sonnent faux ! Séparer le bon grain de l’ivraie, déterminer le vrai du faux dans tous ces mots échappés, les miens comme les vôtres. Je n’ai jamais su ce qu’était l’ivraie mais le nom me séduit. Oui, je sais, je digresse, je digresse, pour mieux m’éloigner (de vous ? de moi ?).
            Vous me semblez parfois si naïve, Béatrice, que j’ai l’impression que c’est moi votre thérapeute, votre père qui vous prodigue conseils et encouragements pour affronter la vie ; Vous n’avez jamais entendu parler d’expert en écriture ? Dans quel monde vivez-vous ? Ne lisez-vous pas les journaux ? Tout à l’heure, au journal télévisé, on parlait d’une affaire de faux en écriture publique mettant en cause un coureur cycliste… Son avocat a demandé l’annulation de l’accusation pour vice de forme.

            Cessons de jouer aux philosophes, ou alors jouons, mais à la manière des enfants, sérieusement. Naïve, vous êtes parfois fine mouche. Oui vous avez raison, la cigarette n’est qu’un prétexte, en ce sens qu’elle précède le texte de ma confession. J’en ai besoin.
Fumer pour moi, c’est plus qu’un plaisir, c’est une histoire qui se construit à travers les volutes de la fumée. Vous savez c’est un peu comme dans ces contes où des génies apparaissent pour exaucer trois vœux en échange de leur liberté. La première cigarette, celle du matin, je la prends pour reconstituer mes rêves. Cela vous intéressera sûrement en tant que thérapeute, de connaître celui de cette nuit.

            Je suis enfermé dans une prison forteresse, d’où l’on peut sortir assez difficilement, mais enfin d’où l’on peut sortir. La cellule se trouve très haut, à l’aplomb d’une cour en forme de stade. Il faut d’abord franchir la fenêtre et avec précaution longer un mur sur une margelle très étroite au bout de laquelle on accède à une autre fenêtre. On entre alors dans une autre cellule, au milieu de laquelle se trouve une trappe. Il suffit alors de l’ouvrir et de s’y engouffrer pour descendre grâce à une échelle vers l’extérieur. Ensuite, je me rappelle avoir acheté du tissu bleu, d’un bleu outremer et de m’être confectionné une sorte de pantalon oriental. Je l’ai mis par-dessus mes vêtements gris et je suis retourné vers la prison. C’était presque plus difficile de remonter que d’en descendre et parvenu en haut de la margelle, j’ai regardé en bas, en me disant que c’était une erreur, que je pourrais tomber.

            Voilà. Je ne cherche pas à interpréter. Me les remémorer me fait du bien. Quand je n’ai rien à me mettre sous la dent, j’en invente. La cigarette m’aide à trouver cet état particulier, précédant l’éveil. Lorsque je ne fume pas, le besoin de matérialiser ces fantasmagories se fait pressant, mais d’une autre manière : j’ai besoin de les vivre, de les incarner et les acteurs ne sont pas toujours consentants… C’est là que je peux commettre l’irréparable. J’ai tué une femme, un jour, parce que je n’avais plus de cigarette. Je ne vous le raconterai pas cette fois-ci (vous voyez, je ne vous fais pas de chantage).

            Je ne souhaite ni la paix ni la douceur.  Ce que je veux, c’est ressentir le bouillonnement du sang dans mes veines, comme lorsque je tue ou que je fume. Oui, je suis excessif.

            Revenons plutôt à vous. Que de points de suspension dans votre dernière lettre. Que cachent ces silences ? Comment dois-je les interpréter ? Vous ne me donnez pas assez d’éléments. Vous savez que j’aime les histoires et vous vous cantonnez dans votre rôle de thérapeute. Peu importe que vous soyez malade ou vieille, crapaud ou alouette, chevalier à la charrette ou sorcière à la pleine lune, je m’en fous. Si vous voulez garder l’anonymat, soit (comme vous dites), mais alors racontez-moi des histoires, contes ou fariboles, car seules les histoires peuvent me guérir. Je comprends que vous ayez peur de vous dévoiler, croyez-en un vrai menteur. Pour que le mensonge soit cru il faut qu’il soit bien cuit et colle au plus près de la réalité. C’est une règle de base.

            Reprenez et filez vos chères métaphores, Béatrice. Ce n’est pas pour me faire plaisir que je vous demande ça, c’est pour mon bien, et je sais que vous ne voulez que mon bien. Moi aussi d’ailleurs, je ne veux que votre bien et je dis Fuyez ce Boris de mes deux ! (Quand j’ai lu que vous écriviez à ses côtés, mon sang n’a fait qu’un tour et j’ai jeté votre lettre en boule dans la corbeille en pensant tout arrêter. Mon sang a refait un tour : j’ai ramassé la lettre et je l’ai défroissée. Un autre circuit complet du sang cœur poumons et j’ai relu votre lettre. Bref, je vous la fais courte, je me suis calmé.) Vous semblez quêter l’approbation de votre père avec son sourire. Ne voyez-vous pas que vous êtes sous sa coupe ? Reprenez-vous, vous n’avez pas (ou plus) besoin de lui. C’est même peut-être le contraire. Et puis, je trouve la situation un peu sordide, c’est comme si vous écriviez à votre amant (moi) sous l’œil attendri de votre mari. Il me fait presque de la peine, ce Boris.

            Je ne pense pas que vous soyez un homme : il y a trop d’accents féminins dans votre écriture. D’autre part, j’ai autant besoin de vous que vous de moi. Je vous redemande donc une dernière fois votre histoire, Béatrice, qu’elle soit vraie ou fictive.

Vous ai-je dit que je m’étais inscrit à l’atelier d’écriture de la prison ? C’est un peu à cause de vous, pour ne plus me morfondre à attendre vos lettres. Je joins à cette lettre le premier exercice…

            Je suis le grain de beauté du pouce de la main gauche et je suis amoureux de la tache brune de l’index de la même main. Malheureusement, des étrangers ne cessent de contrarier notre amour. Ces étrangers n’ont pas de cœur, ni de sang en eux. Rigides, métalliques et froids, ils ont l’apparence d’un tube terminé par une pointe d’où s’écoule un liquide le plus souvent noir ou bleu sur une surface claire. Ces objets de mauvaise vie (j’ai déjà entendu notre propriétaire tempêter contre l’un d’entre eux en le traitant de Putain de stylo, c’est toujours quand on a besoin d’eux qu’ils ne marchent pas) s’interposent entre nous et se livrent à une débauche et une danse frénétiques sur un drap blanc qui garde ensuite la souillure de leurs ébats. C’en est répugnant. Exténués, ils roulent ensuite sur la table et je peux alors regarder ma belle petite tache, qui témoigne à travers sa pâleur et ses joues creuses de la brutalité de ces êtres vils au service de mon maître. J’essaie alors de m’approcher de ma belle pour la réconforter d’un baiser chaste mais mon dieu (je pense plutôt que c’est le diable à ces moments-là) a déjà mis entre notre amour un autre étranger. Celui-ci, de forme cylindrique également, est plus souple et plus court, et dégage une douce chaleur, qui s’intensifie quand Albert (je sais que je blasphème et qu’on ne doit pas prononcer son nom mais il me fait suer aussi) amène à sa bouche le bout entre nous. Au début, ce voyage nous faisait monter au septième ciel mais très vite nous en avons éprouvé des nausées et c’est encore ma douce qui se tape le déplacement jusqu’à l’autre bout blanc et d’un tapotement le fait décendrer : des cendres s’en échappent comme de la poussière. A force, nous en faisons une jaunisse. Heureusement, il arrive qu’Albert nous laisse tranquilles et c’est alors que je peux rejoindre ma douce. Nous nous étreignons pour former un cercle de béatitude parfaite que rien ni personne ne peut rompre. Sauf Lui, bien sûr. Mais je lui dois ça : c’est un geste qu’il a souvent ; il nous unit, nous élève face à son œil ouvert et contemple le monde à travers la petite lucarne que nous formons. Cela dure peu de temps. Déjà, il se saisit d’un étranger et ça recommence.

Et vous, Béatrice, quel objet ou quelle partie du corps auriez-vous choisi ?

Je vais vous laisser méditer, m’écrire et me maudire.

                                                                                             Al (à la dent dure).

Photo: Leo Perriguey
Texte: Christine Zottele


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