dimanche 13 août 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 14



Septième cercle, le12/08/04


           



            Bonjour Jabluszko,

            Quelle jolie histoire ! Cette neige me plaît, cette rousseur et aussi cette rondeur de votre enfance. Cela me plaît de vous imaginer comme une grosse pomme rouge roulant vers le poulailler ; moi aussi je suis roux, ça nous fait un autre point commun. Merci, Béatrice, c’est la plus belle lettre que vous m’ayez envoyée et elle est arrivée au bon moment.

            Vous voulez que je vous parle de Lulu ? Je voulais vous parler de Lucie, mais c’est un peu grâce à Lulu que je l’ai connue, elle (que je n’ai jamais appelée Lulu).

            Me servant plus de mes yeux que de mes oreilles, je racontais très mal les livres que j’avais lus, et Lulu, souvenez-vous, ne cessait de me réclamer des histoires. Il était bon public, mais j’aurais voulu mieux raconter. Un jour, la bibliothèque de notre ville organisa une soirée contes et j’y entraînai Lulu, un peu récalcitrant, en lui promettant que si les enfants étaient majoritaires nous repartions aussitôt. Il y avait peu de monde, et aucun mioche. Des yeux féroces se sont posés sur nous, les mauvais garçons, c’est vrai que nous étions des fouteurs de merde potentiels, et nous nous apprêtions à repartir lorsqu’a retenti une voix très douce… Les yeux se sont détournés vers la voix qui parlait de Dieu ou d’yeux justement.

Voilà, c’est comme ça que ça a commencé : avec la bataille des yeux. Ce fut un combat féroce et impitoyable. Nombre d’yeux, vaincus, tombèrent à terre, blessés à mort sous le feu de la haine, l’acier et la lame de leurs ennemis. L’un d’entre eux, d’un bleu vitreux, agonisant, roula sous mes pieds. Je le saisis, le berçai comme un enfant au creux de ma main, en lui chantonnant une comptine. Une étincelle s’alluma au fond de sa prunelle. Je retrouvai son jumeau qui fit le reste. Tous les deux portent dorénavant le regard droit et confiant de ceux que j’ai nourris. Je suis la parole aussi précieuse que dangereuse. Je donne vie et la reprends, comme cette fois-là, il y a très longtemps, très loin, mais oublieuse je suis, à tisser mes toiles, j’oublie l’origine du fil, et peut-être cette fois était hier, ou aujourd’hui, ici-même…

Ainsi a continué la voix. Nous nous étions assis à même le sol, là où la voix nous avait capturés. Les regards s’étaient enveloppés de douceur. Un homme nous a montré deux sièges. La voix a repris. Nous étions subjugués, littéralement, sous son joug. Mais un joug léger, accepté. C’était ce vieux conte du pêcheur qui trouve un crâne sur la plage et commence à lui parler. Qu’est-ce qui t’a conduit là, mon pauvre vieux ? C’est la parole. Le pêcheur, abasourdi, se précipite chez le sultan, en plein conseil des ministres. Qui te rend si hardi d’interrompre ainsi le Conseil, lui demande le Sultan en colère ? Sire, sire, son altesse, une chose extraordinaire, il faut que vous m’accompagniez sur la plage. J’ai vu un crâne mort me parler. Un crâne ? N’est-ce pas plutôt la bouteille, maraud ? Non, je vous promets, comme je vous parle, il m’a parlé. Bon, je t’accompagne, si tu as dit la vérité, je te couvre d’or, si tu as menti, je te coupe la tête. Le sultan et l’ensemble de ses ministres accompagnent le pêcheur sur la plage. Le crâne est bien là. Le pêcheur le questionne comme la veille. Le crâne ne répond pas. Aziz, le pêcheur, s’affole : Eh, le crâne, rappelle-toi, tu m’as parlé hier. Je t’en prie, redis au sultan ce que tu m’as dit. Aziz a beau le prier, le supplier, le menacer, rien n’y fait, le crâne reste obstinément muet. Alors, le sultan furieux, coupe la tête d’Aziz et retourne à son palais. La mer, les poissons, les crabes et le temps ont nettoyé le crâne d’Aziz qui roule sur une plage. Un pêcheur le trouve et lui dit Qu’est-ce qui t’a conduit, là mon pauvre vieux ? C’est la Parole.

            La voix avait des yeux et une peau d’un noir magnifique. Mon corps se ramassait dans ses ouvertures : yeux écarquillés, bouche bée, tout ouïe. Ce que ne peuvent dire les mots, sa voix y suppléait. Elle faisait rouler les cailloux sur le lit du torrent furieux, soupirer d’aise les herbes sous la caresse du vent, tonner les dieux et les démons quand le ciel se déchaîne. C’est impossible à restituer ou si ça l’est, je suis toujours aussi piètre conteur et je ne peux pas raconter ce que fut cette première rencontre. Lucie, car la voix c’était elle, durant toute la soirée m’avait particulièrement regardé, comme elle avait regardé particulièrement chacun d’entre nous. Il a fallu que je lui parle avec mes pauvres mots, et que je lui demande où elle avait appris à conter. Elle m’a dit que c’était un don de sa grand-mère, qui s’appelait le bouche à oreille et que parfois, dans quelques cas, il se transmettait par le bouche à bouche. Là dessus, elle m’a embrassé sur les lèvres et devant mon air ahuri, elle a éclaté de rire. Elle m’a dit que parfois, il fallait plusieurs essais. Bien sûr, j’ai attrapé la perche, je l’ai revue. Nous sommes sortis ensemble, d’abord avec Lulu, puis uniquement tous les deux. Nous avons pris l’avion pour les Antilles. Lucie voulait me montrer son île natale, Sainte-Lucie et sa famille. Après avoir reçu la bénédiction de sa grand-mère, nous avons pris un appartement ensemble à Paris. J’ai vécu avec elle les plus beaux moments de ma vie. Elle voyageait souvent pour son travail de conteuse. Elle commençait à être connue et à être réclamée un peu partout. Et puis elle s’est tue et je l’ai tuée (un seul accent sépare les participes passés de taire et de tuer; cet accent aigu, c’est la haine dans mes yeux quand je la revois ce jour-là à l’hôpital, yeux clos, lèvres serrées, les oreilles à jamais fermées sur ma douleur). C’est la deuxième mort de ma vie. Ce qui s’est passé ? Vous voulez vraiment le savoir ? Suis-je prêt ?

            Sachez seulement qu’à force de collecter des contes partout dans le monde, de s’en nourrir, elle s’est mise à en inventer, sans s’en rendre compte. Elle accouchait facilement, cela sortait d’elle comme des bébés bien mûrs. Et puis, je lui ai mis cette idée perfide en tête. Pourquoi ne les coucherait-elle pas par écrit pour en faire des livres ? Au début, elle a ri, comme toujours, de son rire torrentiel et limoneux, qui emportait tout sur son passage. Je suis conteuse, Al, pas écrivaine, cela n’a rien à voir. Seulement, cette fois-ci, ma petite idée est devenue une bactérie insidieuse qui a eu raison de son bon sens et de sa bonne santé. Lucie s’est enfermée dans la chambre d’amis, en a fait son bureau, a commencé à transcrire ce qu’elle avait dans le cœur, mais cela ne correspondait jamais. Ce n’était jamais ça. Elle déchirait la page, en reprenait une nouvelle et recommençait. Elle s’acharnait au point d’en perdre le boire et le manger. Un jour, elle a pris une de mes cigarettes et a fumé tout le paquet. … Bien sûr, je ne suis pas responsable de son cancer, ni de son acharnement à transformer la parole en écriture, mais de son silence, oui, car au fur et à mesure qu’elle écrivait, elle parlait de moins en moins, quant à raconter… Je me suis mis à sortir plus souvent pour ne pas la gêner. J’ai fréquenté des lieux interlopes  et les gens louches qui vont dedans. J’ai fait des conneries tandis qu’elle cherchait ses mots. Voilà, vous savez l’essentiel. Je ne peux pas aller plus loin aujourd’hui. D’ailleurs, Langnon vient d’allumer la télé.

            « C’est parce qu’ils ont touché le fond qu’ils ont décidé d’arrêter la drogue. Gros plan sur un gouffre au fond duquel plongent les regards de jeunes toxicomanes casqués et encordés. Le journaliste, très en verve, file sa métaphore. Il faut qu’ils puisent au plus profond d’eux-mêmes, la force et le courage de s’attaquer à ce gouffre de 120 mètres de haut. Deux d’entre eux ont renoncé à descendre. Souhaitons pour eux qu’ils trouvent une autre manière de remonter la pente. » Quand je vous disais, Béatrice, que la réalité dépasse parfois la fiction.
Je suis heureux que vous ayez osé envoyer paître ce cher Boris. Qu’il aille sevrer d’autres vaches à lait, s’il le souhaite, mais qu’il vous fiche la paix, vous commencez à parler vrai, Béatrice, et ça me plaît.

               Bon, je vous laisse.

                                                                                                                                            Al .







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