Septième
cercle, le12/08/04
Bonjour Jabluszko,
Quelle
jolie histoire ! Cette neige me plaît, cette rousseur et aussi cette
rondeur de votre enfance. Cela me plaît de vous imaginer comme une grosse pomme
rouge roulant vers le poulailler ; moi aussi je suis roux, ça nous fait un
autre point commun. Merci, Béatrice, c’est la plus belle lettre que vous m’ayez
envoyée et elle est arrivée au bon moment.
Vous voulez
que je vous parle de Lulu ? Je voulais vous parler de Lucie, mais c’est un
peu grâce à Lulu que je l’ai connue, elle (que je n’ai jamais appelée Lulu).
Me servant
plus de mes yeux que de mes oreilles, je racontais très mal les livres que
j’avais lus, et Lulu, souvenez-vous, ne cessait de me réclamer des histoires.
Il était bon public, mais j’aurais voulu mieux raconter. Un jour, la
bibliothèque de notre ville organisa une soirée contes et j’y entraînai Lulu,
un peu récalcitrant, en lui promettant que si les enfants étaient majoritaires
nous repartions aussitôt. Il y avait peu de monde, et aucun mioche. Des yeux
féroces se sont posés sur nous, les mauvais garçons, c’est vrai que nous étions
des fouteurs de merde potentiels, et nous nous apprêtions à repartir lorsqu’a
retenti une voix très douce… Les yeux se sont détournés vers la voix qui
parlait de Dieu ou d’yeux justement.
Voilà, c’est comme ça que ça a
commencé : avec la bataille des yeux. Ce fut un combat féroce et
impitoyable. Nombre d’yeux, vaincus, tombèrent à terre, blessés à mort sous le
feu de la haine, l’acier et la lame de leurs ennemis. L’un d’entre eux, d’un
bleu vitreux, agonisant, roula sous mes pieds. Je le saisis, le berçai comme un
enfant au creux de ma main, en lui chantonnant une comptine. Une étincelle
s’alluma au fond de sa prunelle. Je retrouvai son jumeau qui fit le reste. Tous
les deux portent dorénavant le regard droit et confiant de ceux que j’ai
nourris. Je suis la parole aussi précieuse que dangereuse. Je donne vie et la
reprends, comme cette fois-là, il y a très longtemps, très loin, mais oublieuse
je suis, à tisser mes toiles, j’oublie l’origine du fil, et peut-être cette
fois était hier, ou aujourd’hui, ici-même…
Ainsi a continué la voix. Nous
nous étions assis à même le sol, là où la voix nous avait capturés. Les regards
s’étaient enveloppés de douceur. Un homme nous a montré deux sièges. La voix a
repris. Nous étions subjugués, littéralement, sous son joug. Mais un joug
léger, accepté. C’était ce vieux conte du pêcheur qui trouve un crâne sur la
plage et commence à lui parler. Qu’est-ce qui t’a conduit là, mon pauvre
vieux ? C’est la parole. Le pêcheur, abasourdi, se précipite chez le sultan,
en plein conseil des ministres. Qui te rend si hardi d’interrompre ainsi le
Conseil, lui demande le Sultan en colère ? Sire, sire, son altesse, une
chose extraordinaire, il faut que vous m’accompagniez sur la plage. J’ai vu un
crâne mort me parler. Un crâne ? N’est-ce pas plutôt la bouteille,
maraud ? Non, je vous promets, comme je vous parle, il m’a parlé. Bon, je
t’accompagne, si tu as dit la vérité, je te couvre d’or, si tu as menti, je te
coupe la tête. Le sultan et l’ensemble de ses ministres accompagnent le pêcheur
sur la plage. Le crâne est bien là. Le pêcheur le questionne comme la veille.
Le crâne ne répond pas. Aziz, le pêcheur, s’affole : Eh, le crâne,
rappelle-toi, tu m’as parlé hier. Je t’en prie, redis au sultan ce que tu m’as
dit. Aziz a beau le prier, le supplier, le menacer, rien n’y fait, le crâne
reste obstinément muet. Alors, le sultan furieux, coupe la tête d’Aziz et
retourne à son palais. La mer, les poissons, les crabes et le temps ont nettoyé
le crâne d’Aziz qui roule sur une plage. Un pêcheur le trouve et lui dit
Qu’est-ce qui t’a conduit, là mon pauvre vieux ? C’est la Parole.
La voix
avait des yeux et une peau d’un noir magnifique. Mon corps se ramassait dans
ses ouvertures : yeux écarquillés, bouche bée, tout ouïe. Ce que ne peuvent
dire les mots, sa voix y suppléait. Elle faisait rouler les cailloux sur le lit
du torrent furieux, soupirer d’aise les herbes sous la caresse du vent, tonner
les dieux et les démons quand le ciel se déchaîne. C’est impossible à restituer
ou si ça l’est, je suis toujours aussi piètre conteur et je ne peux pas
raconter ce que fut cette première rencontre. Lucie, car la voix c’était elle,
durant toute la soirée m’avait particulièrement regardé, comme elle avait
regardé particulièrement chacun d’entre nous. Il a fallu que je lui parle avec
mes pauvres mots, et que je lui demande où elle avait appris à conter. Elle m’a dit
que c’était un don de sa grand-mère, qui s’appelait le bouche à oreille et que
parfois, dans quelques cas, il se transmettait par le bouche à bouche. Là
dessus, elle m’a embrassé sur les lèvres et devant mon air ahuri, elle a éclaté
de rire. Elle m’a dit que parfois, il fallait plusieurs essais. Bien sûr, j’ai
attrapé la perche, je l’ai revue. Nous sommes sortis ensemble, d’abord avec
Lulu, puis uniquement tous les deux. Nous avons pris l’avion pour les Antilles.
Lucie voulait me montrer son île natale, Sainte-Lucie et sa famille. Après
avoir reçu la bénédiction de sa grand-mère, nous avons pris un appartement
ensemble à Paris. J’ai vécu avec elle les plus beaux moments de ma vie. Elle
voyageait souvent pour son travail de conteuse. Elle commençait à être connue
et à être réclamée un peu partout. Et puis elle s’est tue et je l’ai tuée (un seul accent sépare les participes passés
de taire et de tuer; cet accent aigu, c’est la haine dans mes yeux quand je la revois ce jour-là à l’hôpital, yeux clos, lèvres serrées, les oreilles à jamais
fermées sur ma douleur). C’est la deuxième mort de ma vie. Ce qui s’est passé ?
Vous voulez vraiment le savoir ? Suis-je prêt ?
Sachez
seulement qu’à force de collecter des contes partout dans le monde, de s’en
nourrir, elle s’est mise à en inventer, sans s’en rendre compte. Elle
accouchait facilement, cela sortait d’elle comme des bébés bien mûrs. Et puis,
je lui ai mis cette idée perfide en tête. Pourquoi ne les coucherait-elle pas
par écrit pour en faire des livres ? Au début, elle a ri, comme
toujours, de son rire torrentiel et limoneux, qui emportait tout sur son
passage. Je suis conteuse, Al, pas écrivaine, cela n’a rien à voir. Seulement,
cette fois-ci, ma petite idée est devenue une bactérie insidieuse qui a eu
raison de son bon sens et de sa bonne santé. Lucie s’est enfermée dans la
chambre d’amis, en a fait son bureau, a commencé à transcrire ce qu’elle avait
dans le cœur, mais cela ne correspondait jamais. Ce n’était jamais ça. Elle
déchirait la page, en reprenait une nouvelle et recommençait. Elle s’acharnait
au point d’en perdre le boire et le manger. Un jour, elle a pris une de mes
cigarettes et a fumé tout le paquet. … Bien sûr, je ne suis pas responsable de
son cancer, ni de son acharnement à transformer la parole en
écriture, mais de son silence, oui, car au fur et à mesure qu’elle écrivait,
elle parlait de moins en moins, quant à raconter… Je me suis mis à sortir plus
souvent pour ne pas la gêner. J’ai fréquenté des lieux interlopes et les gens louches qui vont dedans. J’ai
fait des conneries tandis qu’elle cherchait ses mots. Voilà, vous savez
l’essentiel. Je ne peux pas aller plus loin aujourd’hui. D’ailleurs, Langnon
vient d’allumer la télé.
« C’est
parce qu’ils ont touché le fond qu’ils ont décidé d’arrêter la drogue. Gros
plan sur un gouffre au fond duquel plongent les regards de jeunes toxicomanes
casqués et encordés. Le journaliste, très en verve, file sa métaphore. Il faut
qu’ils puisent au plus profond d’eux-mêmes, la force et le courage de
s’attaquer à ce gouffre de 120 mètres de haut. Deux d’entre eux ont renoncé à
descendre. Souhaitons pour eux qu’ils trouvent une autre manière de remonter la
pente. » Quand je vous disais, Béatrice, que la réalité dépasse parfois la
fiction.
Je suis heureux que vous ayez osé envoyer paître ce cher
Boris. Qu’il aille sevrer d’autres vaches à lait, s’il le souhaite, mais qu’il
vous fiche la paix, vous commencez à parler vrai, Béatrice, et ça me plaît.
Bon, je vous laisse.
Al
.
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