Mieux
valait entendre cela que d’être sourd. Dans la nature tout s’ouvrait : les
oreilles, les narines, les papilles. Ces gosses ne se rendaient pas compte de
la chance qu’ils avaient. C’était moi qui étais à l’origine de ce programme
pilote censé les réconcilier avec le sens de l’effort, les règles de vie en
collectivité avant d’intégrer à la rentrée une « école hors les murs »,
itinérante, alternant randonnée et programme scolaire minimum. De toute façon,
ils n’avaient pas le choix : soit ils réussissaient à aller jusqu’au bout
de cette randonnée d’un mois, soit le centre éducatif fermé. Ils devaient également
lire Les Misérables - en version
abrégée, déjà un challenge pour eux. L’itinéraire choisi par l’équipe –
Jean-Michel, professeur d’histoire-géo et
Sylvie – professeur de lettres, était celui de Jean Valjean à la sortie du
bagne, de Toulon à Digne-les-Bains, en passant par Grasse. Contrairement à Jean Valjean, ils ne le
faisaient pas en quatre jours. Cependant, le rythme était intensif – cinq à six
heures de marche par jour – et les règles strictes : ni téléphone portable,
ni écran d’aucune sorte n’était autorisé. Le MP3 – je disais encore walkman, ce qui les faisait bien ricaner
- était autorisé deux heures par jour, au moment de leur choix. Angel, Jérémy,
Mattias portaient leur casque aux deux premières heures de marche, la musique
faisant office de réveil et de stimulant. Béatrice et Yannis préféraient écouter
la musique le soir. Je devais reconnaître que Béatrice après des heures de
marche en plein cagnard avait encore de l’énergie à revendre, pour danser, ou plutôt se trémousser. C’est
comme ça que la veille, après le dîner, elle avait tenté de me séduire. Insensible
à ses charmes, je lui avais rappelé que c’était son tour de vaisselle en
l’appelant Cosette. Ça n’avait pas plu à cette « petite chose » qui
avait exigé du groupe qu’on l’appelle Bee – en allongeant le « i »,
comme to be or not to be… yonce – la chanteuse Beyonce, le modèle de l’adolescente. Ses jolis yeux
étaient emplis d’une telle haine… à
couper le souffle ! Je la revoyais brandissant une fourchette, cherchant à
atteindre mes yeux, en hurlant que je n’étais qu’un vieux porc lubrique.
Surpris par la rapidité et la force de l’attaque, ce n’était pas sans mal que
j’avais réussi à la désarmer avec l’aide de Jean-Michel. Les autres gamins,
goguenards et blasés, assistaient à l’algarade comme à un spectacle quotidien. Sylvie
avait emmené la furie pas tout à fait calmée dans la chambre qu’elle partageait
avec elle. Mattias et Jérémy étaient allés se coucher, ainsi que Jean-Michel. Angelo
et Yannis m’avaient demandé de leur montrer l’endroit.
-
Une jeune fille de quatorze ans a disparu sans
laisser de trace depuis maintenant vingt-quatre heures. Cela devient inquiétant
monsieur Rousseau et vous n’avez pas l’air d’être très inquiet… Vous aviez
pourtant la responsabilité de Béatrice…
-
Sans vouloir me dédouaner, je ne suis
pas le seul adulte. Depuis le début du voyage, elle nous casse les oreilles
pour aller dans une vraie ville. Nous
voulions éviter les tentations que présentent les agglomérations. Je m’y suis
pris un peu tard pour réserver ; il
ne restait à Digne, que ce gîte d’étape intra muros de disponible. Elle a dû manquer
délibérément le départ de notre dernière randonnée avant le retour.
-
C’est un peu gros, vous ne trouvez
pas ? Il est facile en ville de trouver un téléphone portable et d’appeler
ne serait-ce que ses parents. Vos deux collègues l’ont cherchée partout… Alors
je vais vous poser de nouveau deux questions auxquelles il est pour votre
bien urgent de répondre : est-elle encore en vie ? Où l’avez-vous
emmenée ?
-
Merde ! J’en sais rien ! hurlai-je,
Béatrice, malgré son visage angélique, a l’esprit retors vous savez ; c’est plus souvent un bourreau qu’une victime,
vous êtes au courant, non ?
-
Au courant de quoi ?
-
Si ses parents l’ont inscrite à ce
programme, c’est pour échapper à l’établissement pénitentiaire pour mineurs.
Elle a obligé une gamine de dix ans à se déshabiller dans les toilettes du
collège et à danser sur une chanson de Beyonce, en la menaçant avec un couteau
de cuisine ; elle a filmé la scène
avec son portable puis l’a diffusée sur Internet… Bref, la petite est devenue
la risée du collège, elle ne veut plus aller en cours depuis trois mois… C’est
loin d’être un ange, votre présumée victime… Ce que les garçons ont fait, à
côté, c’est rien du tout…
-
Et vous pensez que votre marche forcée
peut les ramener dans le droit chemin ?
De toute façon, le problème n’est pas…
-
Êtes-vous allé à « la maison du
pendu » ? le coupai-je tout à coup.
-
C’est quoi cet endroit ? C’est là
qu’on doit trouver… son corps ? Indiquez-moi sur le plan où ça se trouve…
p(photo prise le 21/10/13 à Saint-Antonin)
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