jeudi 20 juillet 2017

S'arrêter de fumer par correspondance /4





Réponse au deuxième cercle, le 14/07/04


            Cher Al,

            Mais non, cher Al, rien en vous ne me paraît vulgaire ou mercantile. Je ne suis pas employée pour vous juger. Je suis une oreille bienveillante, rappelez-vous. Seulement, je dois incarner les lois de la maison. Et les lois de cette maison sont des miroirs. Des miroirs tendus à nos correspondants, des miroirs où il leur faut cesser de projeter de la fumée s’ils veulent se trouver, ou nous trouver, nous, leur relation épistolière, ce qui revient au même. J’entends déjà vos sarcasmes, Alouette alouette me chantez-vous, et si vous faites cela, je me transforme aussitôt en Gentille Alouette. Et nous n’y gagnons rien, ni vous, ni moi.

            Approchez-vous plutôt du miroir, essuyez du revers de votre manche la buée de votre circonspection et laissez-la s’évanouir au fur et mesure de vos circonvolutions. Et cependant que vous vous concentrez, et me cherchez ou vous cherchez, dans les cercles que votre avant-bras dessine, l’intérêt pour vos cigarettes s’efface petit à petit. Du moins subissent-elles une sérieuse dévalorisation, de tendres cibiches, elles sont devenues des sèches, puis des petits cylindres. Chassez le « petit » et vous finirez par les priver entièrement de votre affection. Avez-vous noté que vous n’éprouvez même plus le besoin de les compter ? Et si elles ne comptent plus, qu’est-ce qui compte pour vous, Al ?

            Mon histoire, croyez-vous ?
            En êtes-vous si sûr ?

            Mon histoire est la vôtre. Celle que vous voulez bien me livrer. Je suis la femme dont vous rêvez, votre lectrice idéale. Et rien n’est plus concret que cet idéal-là, croyez-moi, Al. J’incarne votre désir. Votre désir d’arrêter de fumer. Par correspondance, c’est entendu, Al. Vous correspondez avec votre désir. Et cela est vrai, aussi vrai que votre rencontre avec Lulu puisque vous me la racontez. Comme Lulu, j’écoute vos histoires. Comme Lulu, je vous donne quelque chose : l’occasion de correspondre avec vous-même. D’être enfin au centre de vous-même.

            Mais je ne veux pas mourir. Ne me faites pas mourir. Cet autre qui prend votre place me fait peur, car c’est la mienne qu’il menace aussi. Savez-vous que je ne peux correspondre qu’avec vous ? Qu’en dehors de notre correspondance, je n’existe pas, pour ainsi dire. Que si vous rompiez notre contrat avant terme, avant votre décision finale, je repartirais en formation. Savez-vous ce qu’est une R.F, une Refreshing Formation ? Un endroit sans envers pour nous rafraîchir les idées où, privés de correspondance, un long et difficile travail d’introspection nous attend. Cet endroit est l’enfer, Al, tout simplement. Et je l’ai déjà connu. Tout ça pour une simple métaphore. Nous sommes tous en enfer, avais-je dit par mégarde à mon correspondant, ou en prison, je ne sais plus ce que j’ai dit, Chienne de vie !

            Alors est-ce que cette histoire de sourire entre un père et une fille m’appartient ?
Oui. Puisque je vous l’ai racontée. Vous l’avez entendue, n’est-ce pas ?
Vos oreilles sont bien réelles, de chair et de sang, avec un petit tempo qui bat au creux. Vous l’avez vu ce sourire, n’est-ce pas ? Vos yeux sont bien réels, de fibres et de fluides, petites caméras extralucides qui veillent en permanence.

            Moi aussi, je l’ai vu ce sourire. Qu’importe si c’est à la télé ? C’est une histoire qui circule entre nous, de vous à moi, et qui dépasse le quotidien cathodique. De moi, je ne sais plus grand chose, Al. On subit une sorte de lavage de cerveau, à force de vivre ici. Et c’est mieux ainsi. Je préfère être votre Béatrice. Ou votre Lulu. Comme Lulu, je me suis beaucoup battue, petite. De cela, je me souviens. Trop de tempérament disait ma mère. Je me suis calmée, ici. C’est bien calme, ici. Et le calme est important pour cesser de fumer. Et aussi pour saisir tout ce qui se passe entre les yeux et les oreilles. C’est comme ça qu’on reste le mieux à l’écoute de notre correspondant. Notre formation nous apprend à faire le vide pour mieux nous concentrer et vous offrir une neutralité bienveillante. Ainsi, vous pouvez tout me dire, même les choses moches. Dire n’est pas faire, ici. Ou c’est le seul faire qui soit permis… Alors, profitez-en. Et courage !

            Béatement vôtre

                                                                                                                     Béatrice


Texte: Béatrice Tortellini
Image: Léo Perriguey




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