Réponse au deuxième cercle, le 14/07/04
Cher Al,
Mais non,
cher Al, rien en vous ne me paraît vulgaire ou mercantile. Je ne suis pas
employée pour vous juger. Je suis une oreille bienveillante, rappelez-vous.
Seulement, je dois incarner les lois de la maison. Et les lois de cette maison
sont des miroirs. Des miroirs tendus à nos correspondants, des miroirs où il
leur faut cesser de projeter de la fumée s’ils veulent se trouver, ou nous
trouver, nous, leur relation épistolière, ce qui revient au même. J’entends
déjà vos sarcasmes, Alouette alouette me chantez-vous, et si vous faites cela,
je me transforme aussitôt en Gentille Alouette. Et nous n’y gagnons rien, ni
vous, ni moi.
Approchez-vous
plutôt du miroir, essuyez du revers de votre manche la buée de votre
circonspection et laissez-la s’évanouir au fur et mesure de vos
circonvolutions. Et cependant que vous vous concentrez, et me cherchez ou vous
cherchez, dans les cercles que votre avant-bras dessine, l’intérêt pour vos
cigarettes s’efface petit à petit. Du moins subissent-elles une sérieuse
dévalorisation, de tendres cibiches, elles sont devenues des sèches, puis des
petits cylindres. Chassez le « petit » et vous finirez par les priver
entièrement de votre affection. Avez-vous noté que vous n’éprouvez même plus le
besoin de les compter ? Et si elles ne comptent plus, qu’est-ce qui compte
pour vous, Al ?
Mon
histoire, croyez-vous ?
En
êtes-vous si sûr ?
Mon
histoire est la vôtre. Celle que vous voulez bien me livrer. Je suis la femme
dont vous rêvez, votre lectrice idéale. Et rien n’est plus concret que cet
idéal-là, croyez-moi, Al. J’incarne votre désir. Votre désir d’arrêter de
fumer. Par correspondance, c’est entendu, Al. Vous correspondez avec votre
désir. Et cela est vrai, aussi vrai que votre rencontre avec Lulu puisque vous
me la racontez. Comme Lulu, j’écoute vos histoires. Comme Lulu, je vous donne
quelque chose : l’occasion de correspondre avec vous-même. D’être enfin au
centre de vous-même.
Mais je ne
veux pas mourir. Ne me faites pas mourir. Cet autre qui prend votre place me
fait peur, car c’est la mienne qu’il menace aussi. Savez-vous que je ne peux
correspondre qu’avec vous ? Qu’en dehors de notre correspondance, je
n’existe pas, pour ainsi dire. Que si vous rompiez notre contrat avant terme,
avant votre décision finale, je repartirais en formation. Savez-vous ce qu’est
une R.F, une Refreshing Formation ?
Un endroit sans envers pour nous rafraîchir les idées où, privés de
correspondance, un long et difficile travail d’introspection nous attend. Cet
endroit est l’enfer, Al, tout simplement. Et je l’ai déjà connu. Tout ça pour une
simple métaphore. Nous sommes tous en
enfer, avais-je dit par mégarde à mon correspondant, ou en prison, je ne sais plus ce que j’ai
dit, Chienne de vie !
Alors
est-ce que cette histoire de sourire entre un père et une fille
m’appartient ?
Oui. Puisque je vous l’ai racontée. Vous l’avez entendue,
n’est-ce pas ?
Vos oreilles sont bien réelles, de chair et de sang, avec un
petit tempo qui bat au creux. Vous l’avez vu ce sourire, n’est-ce pas ?
Vos yeux sont bien réels, de fibres et de fluides, petites caméras extralucides
qui veillent en permanence.
Moi aussi,
je l’ai vu ce sourire. Qu’importe si c’est à la télé ? C’est une histoire
qui circule entre nous, de vous à moi, et qui dépasse le quotidien cathodique.
De moi, je ne sais plus grand chose, Al. On subit une sorte de lavage de
cerveau, à force de vivre ici. Et c’est mieux ainsi. Je préfère être votre
Béatrice. Ou votre Lulu. Comme Lulu, je me suis beaucoup battue, petite. De
cela, je me souviens. Trop de tempérament disait ma mère. Je me suis calmée, ici.
C’est bien calme, ici. Et le calme est important pour cesser de fumer. Et aussi
pour saisir tout ce qui se passe entre les yeux et les oreilles. C’est comme ça
qu’on reste le mieux à l’écoute de notre correspondant. Notre formation nous
apprend à faire le vide pour mieux nous concentrer et vous offrir une
neutralité bienveillante. Ainsi, vous pouvez tout me dire, même les choses
moches. Dire n’est pas faire, ici. Ou c’est le seul faire qui soit permis…
Alors, profitez-en. Et courage !
Béatement
vôtre
Béatrice
Texte: Béatrice Tortellini
Image: Léo Perriguey
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire