Réponse au quatrième cercle, le 4/08/2004
Cher Al,
Grâce à
vous, alors que je vous écris, je peux entendre les cigales. Je peux voir aussi
combien vous progressez, Al, vous qui savez déjà que je ne peux vous combler.
Je suis un dérivatif, en effet. Ces lettres que vous m’adressez vous font
doucement dériver vers d’autres horizons, d’autres temps où la nicotine aura la
même importance pour vous qu’une personne que vous avez perdue de vue et dont
l’attachement qui vous liait vous étonnera les rares fois où il vous arrivera encore d’y penser. Et dans cette
entreprise, un être au tempérament affiché ne vous aiderait pas, mais ne ferait
que vous attacher sur place.
En vous lisant, je pensais à mon
précédent correspondant qui me disait J’ai tout perdu sauf le sentiment de
perte. Au fur et à mesure que nous nous écrivions et qu’il perdait l’habitude
de fumer, le sentiment de la perte lui était de plus en plus insupportable. Au
point qu’il a maintes fois interrompu notre correspondance et ne la reprise
pour ne plus la quitter avant sa guérison que lorsqu’il a compris que le manque
serait toujours là.
Vous ne
pouvez cesser de fumer sans ressentir le moindre manque, Al. Sinon comment
apprendre à vivre avec cette perte qui nous fonde ?
Etre comblé
est la pire des choses qui puisse arriver à un être humain, m’a-t-il écrit dans
sa dernière lettre. Il est devenu fin cuisinier et joueur de saxophone. Lui
aussi avait sa prison. Mais je vous parle comme je ne le devrais pas :
comme une mère qui cite à son enfant le bon camarade en exemple. Alors que vous
êtes singulier et que je dois m’adresser à cette singularité-là. C’est
pourquoi, je préfère n’avoir qu’un correspondant à la fois. Contrairement à ma
voisine qui en gère plusieurs. Elle établit dans sa tête tout un réseau
compliqué de liens entre ses correspondants. L’énergie, que ce réseau
imaginaire fédère, contribue dit-elle, à créer une sorte de thérapie de groupe.
(Elle est peut-être cette philosophe dont vous parlez ? ) Moi, je ne peux
pas.
Quand je
sens l’autre perdu et prêt à s’engloutir dans n’importe quoi pour ignorer cet
état de fait, j’ai besoin de m’impliquer avec ferveur dans mon travail de
correspondance avec lui. Comment l’intéresser assez pour le dériver hors de la
nicotine sans pour autant l’attacher à moi est mon pain quotidien. Tâche qui
m’est chère, j’aime converser avec mes semblables.
Dans l’anonymat.
Peut-on converser sans ouvrir son
cœur ? Je ne sais pas.
Et puis il
y a le jeu aussi. Longtemps je n’ai pu me passer de jouer, de perdre et de
perdre encore et toujours mon argent. Il fallait que je perde, c’était
essentiel pour moi. Et l’argent qu’il fallait gagner pour perdre, je le gagnais
de toutes les manières possibles, jusqu’à l’épuisement. Je ne pesais pas grand
chose quand j’ai rencontré Boris. Il se passionnait pour toutes formes
d’accoutumance. Outre celle du fumeur, il s’intéressait à la compulsion du
joueur. Je lui servis d’objet d’étude, il me sevra. Et j’ai fini par troquer le
casino pour la correspondance. J’aime la correspondance pour le jeu.
Pourquoi je
vous dis tout ça à vous, Al ?
J’aurais
tant aimé être cette conférencière, vous voir en chair et en os et vous parler
de cœur qui s’ouvre …
Je ne
souffre pas, Al. Ni plus ni moins qu’une autre.
Le sevrage
du tabac n’est pas plus douloureux qu’un cœur qui se serre pour mieux s’ouvrir
…
Ça sera ma
« philosophie » pour aujourd’hui. Puisse-t-elle vous envoyer un peu
de baume. Ne craignez pas la mièvrerie, Al. Personne ne nous lit.
Votre
Béatrice
Texte: Béatrice Tortellini
Photo: Léo Perriguey
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