Chère Béatrice,
Comme je me languissais de vous et de vos métaphores ! Comme vous m’avez manqué ! Je vous en ai voulu de votre maladie. Vous m’êtes déjà aussi indispensable que cette nicotine qui m’aime plus que moi. De là à dire que vous êtes un substitut à mon poison, non, simplement un dérivatif. Mais un dérivatif qui ne montre pas assez son tempérament.
J’aime le vélin bleu lavande sur lequel l’encre violette dessine les circonvolutions de votre âme. J’aime aussi le poison que vous instillez lentement dans mes veines. Je crois que je pourrais tomber amoureux de vous quand j’entends les cigales (lors de la promenade, elles parviennent à couvrir les cris des détenus et des gardiens).
J’ai tenu un journal en vous attendant. Je pensais vous l’envoyer mais en le relisant, j’ai pensé qu’il ne correspondait pas à notre correspondance. On ne s’épanche pas de la même manière et bizarrement, je trouve qu’on triche davantage dans un journal. Dans l’écriture de soi à soi, il y a toujours la petite idée perfide qu’on pourrait laisser une trace avec ça, pour valoir qui de droit. Tandis que dans l’écriture adressée à autrui, il y la légèreté de penser qu’on n’est plus responsable de ce qui a été jeté sur le papier, que cela appartient désormais au destinataire. Qu’il en fera ce qu’il voudra. Je ne sais pas si vous me suivez ni si Boileau avait raison, mais cela ne se conçoit pas clairement dans ma tête. De plus, vous m’avez percé à jour, je suis un fieffé menteur. Mais il y a du vrai dans le mensonge.
Alors quand vous projetez sur moi l’image du séduisant Al Dante, c’est que je vous séduis, qui que je sois, victime ou bourreau. Or, comme tout un chacun, je suis constitué des deux. Et si je veux cesser de fumer, c’est que c’est le fumeur qui est le bourreau. A partir du moment où j’ai accepté la cigarette de Lulu, je suis entré dans la bande des bourreaux. Vous vous rappelez la bande de mes agresseurs dont Lulu faisait partie ? Il en existe dans tous les collèges. Des minots qui ont perdu le goût d’apprendre ou la curiosité des autres pour mille raisons ; c’est comme ça, il y aura toujours des laissés pour compte pour que d’autres aient leur compte. Ceux-là n’ont jamais eu la foi dans les mots et sont restés dans les limbes. Je n’ai jamais été un de ces caïds des cours de récréation mais je leur ai vendu mon imagination. Pour avoir la paix, pour ne plus les avoir sur le dos, je leur faisais les mots d’excuse en contrefaisant les signatures de leurs parents, je rédigeais parfois leurs rédactions et c’était assez grisant car il n’y avait pas la pression de la bonne note. Je me vengeais à ma manière en glissant de ces perles dont les profs aiment à se gausser devant une classe entière, histoire de s’attirer les grâces des rieurs.
Vous vous trompez quand vous imaginez que je n’ai pas arrêté de fumer pendant votre absence, attendant nerveusement l’heure du courrier. Au contraire, j’ai donné mes dernières cigarettes à mon voisin de cellule et je n’ai craqué que lorsque votre lettre est arrivée ce matin. La tête m’a tourné et j’ai éprouvé un tel vertige à la première bouffée aspirée que j’ai dû me rasseoir pour mieux vous lire. Je vous laisse le choix du diagnostic quant à la cause de ce très agréable désagrément : était-ce la cigarette ou votre lettre ?
Le croirez-vous ? C’est le manque qui m’a fait devenir criminel ! Le manque d’argent m’a fait voleur, le manque de Lulu, assassin. J’ai toujours commis mes crimes alors que j’étais en manque de nicotine, vous ai-je déjà dit. Le manque de liberté m'a fait devenir prisonnier. Je ne veux plus être privé de liberté et il est donc vital que je cesse de fumer sans ressentir le moindre manque. Mon avocat m’a laissé espérer une remise de peine dans quelques mois. C’est le temps que je vous donne pour me sevrer. Pour me combler. Et ne pas seulement remplacer un manque par un autre. (Imaginez un instant que je ne puisse plus me passer de vous ?)
En fait, je ne sais pas si le manque n’est pas le drame de tout être vivant et en même temps sa raison de vivre, car lorsqu’on est comblé à quoi bon continuer à vivre puisqu’on n’a plus rien à attendre de la vie ?
Hier, une philosophe est venue nous faire une conférence sur le bouddhisme. Elle s’est attardée sur le concept de maîtri, qui signifie littéralement « être bienveillant avec soi-même », et j’ai pensé à vous. Elle nous a alors demandé comment on percevait cette notion. Cela a d’abord été un chahut indescriptible et certains de mes camarades ont commencé à l’interpeller vivement : « Charité bien ordonnée commence par soi-même, d’accord, mais t’as peut-être pas saisi où l’on est, poupée… » Je n’ai d’ailleurs pas manqué d’y mettre mon grain de sel en lui demandant si la bienveillance envers nous-mêmes pouvait recouvrir la malveillance des matons envers nous. Elle ne s’est pas démontée et a trouvé nos remarques très intéressantes. Elle nous a expliqué que lorsqu’on se heurtait à un mur, il ne fallait pas chercher à le contourner, ou le percer d’une manière ou d’une autre (je vous laisse imaginer l’hilarité de mes co-détenus en entendant cela) mais de revenir sur soi-même. Que la cible de notre action ne peut être que nous-même. Ainsi, le cœur s’ouvre. Je l’ai bien regardée en me demandant si ce n’était pas vous, Béatrice, qui vous adressiez à moi. Après nous avoir parlé du hinayana (« petit véhicule ») et du mahayana (« grand véhicule »), elle a fait un dessin très clair avec un grand cercle qui représentait le monde, à l’intérieur duquel des points figuraient les individus, puis elle a fait des cercles de plus en plus larges autour de ces points en disant : « chaque personne peut être responsable du bonheur des autres : plus je deviens conscient, plus j’agrandis mon cercle et plus j’agrandis mon cercle et plus il y a de personnes qui entrent dans mon cercle. Ainsi on agrandit sa conscience à l’univers entier. Je ne lui ai pas dit que la prison, c’était exactement l’inverse. Plus il y a de personnes dans le cercle, plus on est malheureux et désespéré. Cela m’a fait pensé également aux cercles de l’Enfer de mon homonyme, qui vont se rétrécissant jusqu’aux plus insupportables des douleurs. Cela m’a fait penser à nous (je vous associe déjà à mon périple), enfin à moi, qui me dirige de plus en plus profondément dans les enfers.
J’aurai dû vous parler des avares et des prodigues. Ma préférence va bien évidemment aux seconds (vous êtes si avare de vous). Cette petite bonne femme courageuse doit son salut à la blondeur de son sourire, car je n’aurai pas donné cher de la peau d’un universitaire bedonnant et pontifiant… Faire une communication sur le bonheur à des détenus de droit commun, n’est-ce pas une provocation ou une perversité de plus de la part de la direction ? Dites-moi la vérité, Béatrice, était-ce vous ?
Répondez-moi et si vous ne souhaitez pas dévoiler votre histoire, donnez-moi au moins des détails sur votre quotidien. Quels sont les gestes que vous faites le matin, par exemple ? Prenez-vous votre petit-déjeuner en écoutant les cigales et en lisant distraitement un quotidien ? A quel moment me lisez-vous ? Suis-je votre seul correspondant ? Vous savez comme c’est important pour nous, cette petite brèche sur l’extérieur, nous avons besoin d’eau, d’air et de lumière et vous êtes tout cela pour moi, Béatrice. Je raye cette dernière phrase car je deviens mièvre (vous savez lire derrière les ratures).
Mon voisin de cellule a commandé une télévision et je regarde distraitement un téléfilm américain. Un flic essaie d’obtenir le nom d’un criminel d’un ancien complice emprisonné. L’autre lui demande une cigarette. Le flic tend son briquet et quand le détenu avance sa bouche pour allumer sa cigarette, il l’éteint. Ce n’était pas une histoire drôle.
Ne souffrez plus, écrivez-moi.
Al.
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