samedi 8 juillet 2017

S'arrêter de fumer par correspondance/3



                                                                                            Dessendre-en-Braise, le 11/07/04





Cher Al,


Râlez, râlez, cher Al, il est de bon augure d’entamer sa thérapie en expirant sa mauvaise humeur. Criez, Crachez, Braillez du haut de vos poumons votre courroux : ça fait du bien. Et c’est votre bien que nous recherchons, cher Al, croyez-moi. Et pour votre bien, Al, vous savez qu’il est indispensable que je garde l’anonymat absolu. Pas d’histoire de donnant-donnant ici, c’est de votre personne dont il s’agit. C’est pour votre personne que nous correspondons, Al, pas pour du vent. Il faut accepter de donner, c’est tout. Lâcher l’habitude de fumer. Quitter, rompre, briser, déchirer. Dit-on quittant-quittant, rompant-rompant, gningnin gnangnan ? Non, pas de flonflons entre nous, Al. Donner, c’est tout, de manière infinitive, sans rien attendre d’autre que vous-même. Etes-vous prêt à faire ça, Al ? 

J’ai failli une fois à ma mission en disant sur mon compte plus qu’il n’en fallait et cela s’est avéré fort néfaste. Je ne commettrai pas la même erreur avec vous, mais déjà, je vous en dis trop.

Qu’importe qui je suis ? Je suis votre Béatrice, la femme qui vous accompagne vers votre Vita nova et je prendrai pour cela tous les visages que vous me donnerez.

Je suis cette mère que vous n’avez pas connue, ce Boris que vous ne connaissez pas, cette famille adoptive qui ne vous connaît pas. Je suis tout ce que vous croyez ne pas connaître et que pourtant vous connaissez déjà. Et vous le savez. Je suis celle qui entre dans votre monde obscur, qui se laisse guider par le bruit dantesque qui y règne. J’entends votre naissance, Al. Elle est belle, Al, belle comme un sonnet en x. En tendant bien l’oreille, je peux entendre le bruit mouillé des lèvres de votre génitrix lorsqu’elles s’écartèrent sur un sourire mauvais. Il faut dire que votre premier cri est plus fort que tout, Al, et qu’il efface de mon ouïe l’indifférence cruelle d’une mère amusicale. Et je vois un autre sourire, celui-là est dans ma mémoire, mais cela je peux vous le raconter. La méthode transpsychologique de Boris, mon père spirituel, préconise l’échange d’associations d’idées éclairantes. Les écrire est, selon lui, un excellent moyen de réduire le stress lié au sevrage. Je vois donc un autre sourire, un qui circule d’un père à une fille, ou d’une fille à un père. En tout cas, c’est le même sourire. Pour eux, c’est parti d’images, ils viennent de regarder des photos. Et des photos de la famille, y’en a plein, et des images des frères y’en a en veux-tu en voilà, mais d’elle de la fille, y’en a point. Alors, évidemment, moue maussade de la fille : Et moi, je ne vous intéressais pas ?
Et le père en serrant sa fille dans ses bras : Si c’est ce que tu crois, raison de plus pour te remuer et rendre ta vie plus intéressante. Et là, le sourire dont je vous parlais …

 Moi non plus, je ne sais pas si nous avons-là une histoire d’autodidacte, en tout cas elle fait couler l’eau dans mon moulin. Et j’aime bien le bruit de l’eau qui coule.

Les bruits de succion aussi, sont bien plaisants. Quels sont ses seins qui vous ont attaché ? à  quelles femmes ? Si je me concentrais bien sur le bruit, je pourrais les imaginer, mais déjà me retirez-vous un chaud mamelon de la bouche et me la bouclez d’une cigarette-imposture. La sèche entre en scène. Et là, je sèche. (Les jeux de mots, on a le droit aussi. Boris l’a dit)
Lulu me tend la main. Le voyez-vous ? Parlez-lui. Parlez-moi.
Je suis Lulu et vous attends dans le second cercle.

Dantesquement vôtre.

Béatrice Tortellini
                                                                                            






Deuxième cercle, le 12/07/04


Chère Béatrice,

Cela fait maintenant une bonne dizaine de fois que je relis votre lettre et je dois en convenir : la méthode a l’air de marcher puisque je n’ai pas songé une seule fois à en griller une. Le stylo s’est substitué à ce petit cylindre qui fait cracher les poumons (le premier fait-il cracher les scories de la conscience ?) et je note les questions et les sentiments que soulève chez moi votre lettre. En alternant le chaud et le froid, les mots durs et les mots doux, quelque chose en plus du sang s’est remis à circuler en moi. Vous êtes une énigme, chère Béatrice, et, je n’aurai à cœur de mettre un terme à cette correspondance que lorsque j’aurai trouvé la clé.

D’abord, l’histoire du sourire que s’échangent un père et une fille. Seriez-vous cette jeune fille qui doit faire sa place au soleil parmi trop de satellites masculins ? Boris ne serait-il pas plus qu’un père spirituel ? J’ai envie d’en savoir plus, Béa, accédez à ma requête car je suis fait comme ça ; ce donnant donnant vous semble vulgaire et mercantile ? Dans mon milieu, c’est la norme. Je vis dans un monde trivial, dans lequel même les sentiments se monnaient et dans lequel la confiance est une denrée rare et donc très chère. Ce que je veux dire, c’est que je ne suis pas une donneuse. En revanche, rompre, briser, déchirer, ce sont des actes que je ne connais que trop bien, que j’ai longtemps pratiqués. Alors je n’attends rien des autres ni de personne, mais de vous, oui, Béatrice, j’attends quelque chose parce que vous m’intéressez. C’est une relation intéressée, comme on dit. N’oubliez pas que je suis le client dans cette histoire. Ajoutez à cela une ancienne habitude d’établir et de fixer les règles du jeu. Et puis, nous avons pour objectif commun que je cesse de fumer. Aussi, je le répète, j’ai besoin que vous me donniez des détails vrais et concrets sur votre histoire. Vous n’êtes pas qu’un écran pour moi, vous vous incarnez déjà à travers les mots. Moi aussi, j’aime bien la mouillure des mots et vous les mouillez bien, si je puis me permettre. Tout cela nous emmène trop loin.
Je veux vous faire plaisir et vous parler de Lulu.

Petit, j’étais déjà petit et teigneux. Sans être particulièrement bon, j’aimais plutôt l’école, en particulier les cours de français. Mais à partir de la cinquième, j’ai commencé à me faire chambrer par mes camarades de classe qui me dépassaient tous d’une bonne tête et ça s’est gâté l’année suivante. Un soir après le collège, en attendant le bus, des troisièmes ont commencé à me chercher des noises.  « Eh ! Le nain, t’attends Blanche-Neige ?  Ca te dirait une partie de foot ? Ca tombe bien que tu sois là on n’a pas de ballon. » Je n’ai pas répondu mais ils ont insisté, se sont mis à me donner des claques dans le dos. J’ai senti monter la haine jusqu’au moment où je n’ai pu me retenir. Je me suis mis à tourner sur moi-même jusqu’à me transformer en toupie, mon cartable tendu à bout de bras comme un projectile en giration et dans un premier temps mes agresseurs se sont écartés. L’effet de surprise passé, l’un d’entre eux est parvenu à me saisir par la taille et j’ai reçu la branlée la plus mémorable de ma vie. J’ai failli perdre l’œil gauche dans la bataille. Quand ils m’ont vu étendu sur le carreau, inconscient, ils se sont tous crapahutés. Au moment où j’ai repris connaissance, à l’hosto, l’un de mes tortionnaires était assis à mon chevet. Il m’a juste dit : « Je suis content que tu te réveilles, j’ai eu vachement peur. Ces petits cons.
-       Mais t’étais avec eux : c’est même toi qui m’as ceinturé !
-       Oui, mais j’étais obligé, tu sais, sinon ça ils s’en seraient pris à moi la fois suivante. Au fait, c’est quoi ton nom ? Moi, c’est Lulu. »

Il m’a tendu un paquet de blondes. Machinalement, j’en ai pris une et l’ai mise à la bouche. De mon œil valide, j’ai vu Lulu se lever avec un objet brillant à la main. Je n’ai pas eu le temps de reculer, la flamme a vacillé et notre amitié a commencé. Je pourrais vous raconter l’indignation de l’aide-soignante quand elle a vu la chambre enfumée et mon bon œil tout rouge, et la suite encore quand Lulu s’est fait courser dans les couloirs par l’infirmière en chef. Mais vous aurez saisi l’essentiel. C’est Lulu qui m’a débauché pour pas mal de choses. En échange, je lui ai appris quelques trucs… à aimer, aussi. Il n’a jamais été capable de lire un bouquin en entier, mais je ne devais rien lui cacher de mes lectures. Il ne voulait pas que je sèche les cours, sauf circonstance exceptionnelle. Voilà pour l’anecdote.

 Lulu, c’est le premier pote. N’en concluez pas pour autant que nous étions deux gamins violents et primaires. Le lien qui nous unissait est indissociablement lié au goût âpre du sang et du tabac mêlés. Il a plus compté que mes douze frères et sœurs réunis. S’il était encore vivant – je vous raconterai ça une autre fois- nous n’aurions jamais eu l’occasion de nous écrire. Parce que le cœur du problème est beaucoup plus profond qu’il n’y paraît. Lorsque je ne fume pas, je fais des choses, comment dire, vraiment moches. Pendant mes périodes d’abstinence - j’ai essayé plusieurs fois d’arrêter- un autre que moi prend ma place et celle de Lulu.

Je ne veux pas aller plus loin avec vous pour l’instant. Me raconterez-vous un jour pourquoi vous avez brisé l’anonymat et quelles en ont été les conséquences ? Entre le trop et le pas assez, il y a quelque chose que vous pouvez me donner, Béatrice, et à mon tour, peut-être…

Je vous passe la plume qui volera à mon secours.

                                                                                                                     (Inch’) Al (lah).



Texte: Béatrice Tortellini et Christine Zottele
Images: Léo Perriguey





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