mercredi 14 janvier 2015

Antigona

Images de Lau Hebrard (grand merci)



Vendredi après-midi, nous avons accompagné les élèves de troisième au théâtre de Pertuis pour voir Antigona par la compagnie « La Naïve ». Le matin-même, le metteur en scène avait tenu à parler aux élèves. J’ai aimé son approche, quant au spectacle, j’ai écrit ce qui suit dès le lendemain… Ce qui a provoqué l’écriture de « Mes antigones » que je livrerai bientôt ici ou là …

Un chant espagnol  (F. Garcia Lorca) et un gant rouge au milieu du rideau (noir le rideau ?). Une musique aux accents tragiques et rauques, une main gantée sensuelle caresse de haut en bas le rideau encore fermé. Strip-tease du gant. La tragédie a déjà commencé. D’emblée, on sait que c’est une nouvelle Antigone qui va nous être donnée à lire. Une jambe surgit, suivie d’un corps pailleté de rouge paraît en même temps que le rideau s’ouvre. Une femme – perruque blond platine – robe fendue haut sur la cuisse droite, bras nus, rose rouge dans une main, épouse la voix du chant. Quelque chose dérange mais on ne sait si ça vient du play-back ou du corps de l’étrange créature. Large d’épaules, jambes fines, on hésite entre le masculin et le féminin. Le masculin finit par l’emporter, mais le travesti n’est pas une caricature. On est rassuré. Le chant s’interrompt, le rideau s’ouvre sur un décor nu.

Une piste circulaire, une arène, du sable rouge. Tirésias, car il s’agit du devin Tirésias, s’adresse à nous le public. Il casse l’illusion théâtrale. Il nous explique que ce sera lui le coryphée. Un peu plus tard, quand la tragédie sera finie, il racontera son histoire à la troisième personne. Le Tirésias du mythe. Du jeune homme qui croise sur son chemin deux serpents en train de copuler. De celui qu’il tue à coups de bâton. De sa métamorphose en femme. Sept ans. De nouveau la même scène, mais cette fois-là, c’est la femelle qu’il tue. « Bye-bye les nénés, bonjour la quéquette » rires dans le public, « c’est drôle ça, ça fait toujours rire ce mot de quéquette », et Tirésias continue. Héra et Zeus qui discutent du plaisir de la chair, chacun prétendant que c’est le sexe opposé qui éprouve le plus de plaisir. Tirésias ayant connu les deux états, homme et femme, joue les arbitres. La femme connaît neuf fois plus de plaisir que l’homme. Héra, vexée d’avoir perdu le pari rend Tirésias aveugle tandis que Zeus lui donne le don de prédire l’avenir, même après sa mort.

Défilé très rapide d’images vidéo sur une musique rock très violente, celle de Frédo Faranda : se succèdent des images de femmes de toutes les révoltes : on reconnaît les seins nus des Femen, des femmes anonymes voilées, d’autres voilées et armées de kalashnikov, la jeune Malala qui ne brandit que son stylo, les Pussy Riot, etc. Aucun jugement de valeur dans ces images. Antigone meurt mais elle ouvre la parole des femmes. Le droit de dire NON. Le droit de la révolte. Même si tout le monde connaît l’histoire d’Antigone, on a tendance à l’oublier. Rien n’est jamais gagné.

Image de Lau Hebrard 


Il en va de même pour Tirésias, la mariposa, le papillon de nuit, du côté des femmes et de tous les exclus. C’est la grande trouvaille de l’adaptation de Jean-Charles Raymond qui a écrit la pièce d’après la traduction littérale de l’Antigone de Sophocle. Tirésias, joué si  justement par Patrick Henry, est le personnage le plus attachant, le plus humain. Antigone (jouée énergiquement par la très jeune Chloé Vivares) parfois nous irrite et nous fatigue avec sa soif d’absolu et son intransigeance. Créon ne réussira  jamais à me convaincre qu’il a fait ce qu’il devait faire. Celui-ci, joué par Hervé Pezière est un très grand Créon, un Créon tout en angles et en reliefs, dur et intransigeant aussi. Hémon et Ismène, jouent leur rôle avec conviction. Ismène (Marie Salemi) va même jusqu’à vendre le corps de sa propre sœur, pour la sauver. C’est vrai que ça ne la rend pas sympathique. Oui, Tirésias, nous parle et nous touche. Il prend à témoin des spectateurs. Il s’adresse à Roger, le beauf parfait homophobe, avec humour et sans colère.  Il nous éclaire aussi. Aux deux sens du verbe.
« Qu’on éclaire le peuple » clame Créon ou le messager, Tirésias d’un geste de la main fait un signe à la régie, et la lumière verte éclaire le public. Le public est informé. Nous sommes le peuple qui assistons à la tragédie. Nous sommes Charlie aujourd’hui. Nous ne sommes pas Antigone. Antigona, pardon, avec l’accent tonique sur le i, Antigona qui avant de mourir, nous apostrophe violemment, pour notre passivité. Pourquoi n’avons-nous rien fait, nous ? Pourquoi sommes-nous restés spectateurs ? Pourquoi n’avons-nous rien fait pour Charlie-Hebdo ? Ils se débattaient pour ne pas mourir financièrement et continuaient coûte que coûte à dessiner… mais je m’éloigne du sujet…


Quoique… pas tout à fait. Tirésias, le choeur du spectacle nous émeut et nous faire rire, tout comme Charlie. Comme dans la vie réelle, la tragédie jouxte le rire. Ou l’inverse. En tout cas, il fait valser tous nos préjugés. Il espère que les collégiens ne s’injurieront plus à coups de pédés lancés comme des crachats. Qu’il soit entendu.