mercredi 22 février 2017

Les allumettes / 3

Turner "Embrasement"


Elle pénètre dans le bâtiment et avance entre les rayons sans que ses yeux ne parviennent à rien accrocher. Trop d'informations, trop d'images, de bruits, d'ombres se bousculent là-haut et elle vient de loin Félicie, la traversée a éprouvé ses sens, les a amenuisés, émoussés. Le monde ne se révèle plus complètement, reste lointain, comme derrière un voile légèrement brumeux.
Quelque part pourtant persiste une lueur vive : c'est  un grand embrasement, une fleur immense et rouge, épanouie.
Elle cherche à faire le point mais tout se délite, la fuit et sa pensée butte sur l'opaque.
Devant l'entrée de la bibliothèque, elle hésite longuement, ne comprend pas sa présence ici, ne sait rien de ce monde.
Elle entre dans le labyrinthe d'où surgit la forêt des noms, sa main se tend, cherche à saisir des mots qu'elle n'entend pas, comme si toucher pouvait lui permettre de dissiper les brumes qui s'attardent, ne veulent pas finir et son doigt glisse sur les couvertures glacées, effleure les lettres, les caresse. La ronde des noms danse autour d'elle, l'enveloppe, l'emporte, la fait tournoyer, elle risque quelques pas à leur côté, les chuchote, en fait rouler chaque consonne entre sa langue et son palais mais rien n'y fait, ils ne se livreront pas, pas aujourd'hui, la langue reste étrangère et elle a l'habitude Félicie, ne pas comprendre, les signes, les mots trop longs, trop savants. Alors elle a mis sa vie dans ses gestes, et ce sont eux qui ont forgé son langage. Une phrase laborieuse de minuscules bâtons de bois alignés, répétitive, et toujours ce petit chapeau rouge, le même calibre, un point sur un i, rire pourpre de soufre ou de sang craché - elle se rappelle vaguement une comptine, un poème, chanté autrefois, des voyelles en couleurs... le souvenir lui semble appartenir à une autre, balayé par la fatigue, les cadences, le bruit des machines, les paroles dures et cinglantes au moindre signe de lassitude, la douleur dans ses os rongés par le phosphore...-  Ces petits bâtons à trier, compter, classer, ranger, envahissant ses rêves. Et elle qui s'obstine à les faire parler, car il faut malgré tout que quelque chose soit dit. Elle dessine son alphabet géométrique pour sortir du silence mais ça crie derrière, tu perds du temps Félicie, alors elle cesse ses formules magiques de bois et de soufre et s'applique à loger parallèlement cent petites allumettes dans la boîte en carton.
Ses pas résonnent étrangement dans ses oreilles, les brumes s'effilochent, ne se dissipent pas, malgré les lumières vives. Tout ça paraît tellement lointain, et quelque part aussi toujours, cette explosion vive mais fugace, cet immense rougeoiement qui ne réchauffe rien.
Elle entend une voix derrière elle qui semble l'appeler. Elle se retourne et l'homme se tient devant elle, la dévisage l'air un peu inquiet. Elle sait, il s'appelle Zalachenko.


Texte: Juliette Penblanc

samedi 18 février 2017

Les allumettes / 2: Pour fabriquer une allumette



Photo Philippe Marc


Prendre un beau peuplier agité par le vent. Secouer vivement pour envoler les oiseaux (garder seulement le chant). Effeuiller le vert ou toute autre couleur. Ne conserver que le coeur –blanc de blanc
Débiter débiter jusqu’à la taille requise (réserver le reste pour le papier ou les crayons ça peut servir) d’une allumette de 42 mm.

Attention ça se complique ! Il vous faut tremper le bâton dans le soufre – et le soufre est douleur ! (bien que le soufre blanc ne s’obtienne plus à partir de la combustion des os). Tenir au sec et hors de portée des enfants et des pyromanes.


dimanche 12 février 2017

Les allumettes /1: Solea


Image: LINO


Elle laisse quelques jours passer, puis, elle revient.
Elle  ne reconnaît presque rien. Paysage dévasté encore fumant.
L’odeur acre imprègne chaque parcelle du corps. Et reste.
Ferrailles saillantes, pans de mur noircis et branlants, monticules de cendres volatiles. Des milliers de livres morts. Un cimetière d’histoires au vent.
Elle erre. Elle craquèle, se fissure.
Les yeux rivés au sol, elle fixe les miettes, elle ramasse chaque mot survivant sur papier racorni, jauni. Elle amasse des dizaines, des centaines de millier de pensées brûlées, encore tièdes au creux de sa main.
Ne pas oublier. 
« Se trouver là où on se perd » Elle se répète, comme on tient sa ligne de vie :         « Se trouver là où on se perd, se trouver là où on se perd… »
Un relief anguleux sous une tôle carbonisée accroche son œil. Elle s’approche, soulève. Elle reste longtemps à le regarder, pétrifiée. Entre pierres, acier fondu et fragments innommables, il est posé là, intact.
Sa main tremble et s’en saisit d’un coup sec. La couverture est craquelée, à peine brunie, les pages, le texte, le corps miraculeusement indemne. Elle déchiffre son nom… 
Elle recommence pensant s’être trompée. 
Non.                                                             
Le dernier des livres se nomme « Incendie »…
Elle en a le souffle court. « Se trouver là où on se perd »                                     
Elle vacille. « Se trouver là où on se perd »
Copeaux de livres morts dans une main, le rescapé prophétique dans l’autre, elle le sait. Comme une évidence, elle le sait. Elles vont tout reconstruire. Tout. En lumineux. 
                                                                                                    

SOLEA sur le squelette de La Méjanes brûlée vive.   

Texte: Virginie Gontrand (merci!)