samedi 9 septembre 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 21



Luynes, le 23/08/04




            Chère Béatrice,

            Laissez-moi d’abord dissiper un malentendu : ce n’est pas vous qui me mettez en colère mais ma condition d’animal en cage. Alors quand vous usez de mots comme respectabilité, ils se heurtent à mes murs et me font mal et me rendent enragé. Mais vous ne me froissez pas, et mes oreilles sont garanties infroissables. J’en remercie mes parents qui, par l’alchimie de leur amour, fût-il malheureux ou bref, m’ont légué cette marque de fabrique. Je ne pense pas que vous m’ayez parlé d’oreilles froissées mais ne vous préoccupez-pas de savoir si on le dit ou pas. Ce qui importe, c’est vous.

            Maintenant, si vous ne voulez plus m’écrire, j’en serai profondément affligé mais c’est votre droit. L’atelier d’écriture s’est momentanément interrompu mais il reprendra en octobre - puissant réconfort même si cela ne remplace pas vos lettres. Si certains des épisodes de votre vie ne sont pas respectables, que diriez-vous de certains des miens ? Vous n’avez jamais fait de mal à quelqu’un vous, si ? Et ces périodes tordues comme vous dites, qu’est-ce qui fait qu’elles seraient moins intéressantes que les lignes droites ? J’ai toujours préféré les cordes à nœuds aux cordes lisses, les peaux parcheminées aux peaux lisses, les vieux livres aux livres qu’aucun regard n’a encore effleurés. Au fait, quel âge avez-vous, Béatrice ? Pardonnez cette question indiscrète mais cela fait plusieurs fois que vous faites référence à cette question, avec une certaine coquetterie me semble-t-il. Je ne suis pas comme ces détenus qui ont des femmes correspondantes avec l’arrière-pensée du « plus si affinités », ne serait-ce que pour bénéficier des avantages liés à un mariage lors de la réclusion. Lucie ne sera jamais remplacée et je ne cherche pas l’âme sœur. Je ne verrais aucune objection à ce que vous ayez l’âge d’être ma mère. En quoi votre âge vous rendrait-il moins belle ?

            Je suis heureux d’apprendre qu’un homme vous a aimée. Malheureux d’apprendre qu’il vous a fait du mal au point de ne plus vous voir avec vos propres yeux. Voilà une chose que je ne comprendrai jamais et ce n’est pas une question de génération : l’amour exclusif, l’amour passion. N’aimer qu’un seul, n’exister que pour un seul jusqu’à s’oublier et s’annihiler soi-même. Pas un seul enfant, pas un seul homme, pas une seule femme n’exigent cela de l’autre. Lucie, oiseau migrateur, migrait souvent et ses absences toujours suivies de retours au nid stimulaient notre amour, le rendait plus vivant. C’était aussi un oiseau social qui avait besoin d’avoir du monde autour d’elle. Tout le monde – moi le premier - à son contact bénéficiait de son appétit, de son goût du vivant. Nous recevions et sortions souvent : c’est la seule époque de ma vie où même les cons trouvaient un peu de grâce à mes yeux car elle leur en trouvait. Mais si j’existais sous son regard, dans la douceur de ses paroles et de son amour, j’ai senti à sa mort que j’existais encore, malheureusement, douloureusement, impitoyablement. Je vivais et lorsque je me regardais dans la glace, je voyais un pauvre type qui allait mal tourner, qui allait montrer au monde qu’il existait pour le malheur de certains.

            Vous voulez que je vous parle de Lucie ? Il y a peu de temps, il m’est revenu un souvenir. C’était une fin d’été assez fraîche (nous habitions un petit village du Luberon) et nous avions allumé un feu dans la cheminée, ce soir-là. Lulu devait passer quelques jours de vacances chez nous. Lorsqu’il est arrivé, Bételgeuse s’est décrochée de la porte d’entrée à laquelle elle était suspendue et l’incident ne m’aurait pas marqué si je n’avais pas remarqué le trouble de Lucie. Je l’avais offerte à Lucie qui lui avait attribué un nom et une fonction. Notre sorcière nous protègerait des visiteurs nuisibles et de tout événement  hostile à notre amour. Pour dissiper le malaise, Lucie a proposé le jeu des tableaux. Il s’agissait de deviner le titre d’un tableau en mettant en scène l’un d’entre nous, les yeux bandés, et de l’insérer dans le tableau choisi. Elle a déversé au milieu du salon une pile de bouquins d’art et je me suis proposé pour passer le premier. Lucie m’a bandé les yeux à l’aide de son foulard. Je fumais une cigarette en attendant qu’ils préparent le décor et les accessoires destinés à m’aider à sentir le tableau. Je les entendais chuchoter et s’affairer autour de moi. Une douce chaleur m’enveloppait et je commençais à voir défiler des peintures des maîtres du clair-obscur. Soudain, je n’ai plus entendu que le crépitement du feu et l’inquiétude se substitua d’un seul coup au bien-être. Lulu et Lucie étaient sortis de la pièce. Que faisaient-ils ? Pourquoi mettaient-ils tant de temps ? De quoi avais-je peur ? J’allumai une autre cigarette et tentai de me raisonner. J’étais terrifié à l’idée de mes peurs. Alors, pour donner corps à cette angoisse sourde je fis en sorte de la matérialiser en une peur concrète. Il ne me vint qu’une vulgaire scène de trahison : Lucie, lascive, dans les bras de Lulu qui l’embrassait fougueusement, et moi les regardant à travers la serrure, incapable du moindre mouvement. La perte simultanée de ma compagne et de mon ami, marquée du sceau de l’infamie. Je souris à la scène tant elle me paraissait à la fois banale et impossible. Ils revinrent à ce moment-là. Lucie prit ma cigarette. Elle me fit lever les bras pour ôter mon pull. Je sentis bientôt sur mon buste une étoffe soyeuse en même temps que les mains de Lucie. Elle prit ma main et l’attira délicatement vers sa poitrine. Elle dénuda mon épaule droite puis me fit sentir en passant plusieurs fois sous mon nez le flacon d’un parfum musqué et oriental. Lulu avait pendant ce temps enlevé mon pantalon au profit d’une longue jupe. J’étais une femme sans aucun doute. Lulu me fit lever de mon siège et me guida à l’extérieur. Je sentais maintenant que la nuit était tombée, et avec elle les étoiles. Je percevais la stridulation d’un grillon tardif. Lulu me prit alors par la taille et m’attira brutalement à lui avant de me rouler une pelle. Qu’est-ce que tu fous, Lulu, t’es malade ou quoi ? Je me dégageai vivement de son étreinte sous les rires étouffés de Lucie. Oui, j’étais une femme, mais laquelle ? Marie-Madeleine ou Lady McBeth ? Ils me firent rentrer à l’intérieur de la maison. Je sentais encore l’obscurité du dehors. Lucie me fit agenouiller et attira mes mains vers sa chevelure, qu’elle avait à l’époque longue et épaisse. J’aurais voulu que ce moment soit mon éternité. Mais elle attira maladroitement mes mains, toujours dans ses cheveux, vers les pieds nus de Lulu, et me les fit caresser. Un nouveau fou rire s’empara de mes deux complices. Ils me redressèrent et me firent asseoir face à une table en bois, jonchée de livres. Je sentis la chaleur d’une flamme près de mon visage, que je sentis aussitôt après sous la paume de ma main lorsque Lucie la prit pour me faire sentir le chandelier qu’elle posa sur la table. Enfin, Lucie replia délicatement mon bras gauche et plaça ma main sous le menton puis inclina mon visage vers la source de lumière et de chaleur. Lulu posa sa tête sur mes jambes repliées, puis me fit sentir un os de… poulet ? Alors là, je ne vous suis plus, je comprends plus rien. Je croyais que j’étais La Madeleine pénitente de Georges de La Tour, mais je me souviens pas qu’il y avait un os de poulet. Ils éclatèrent de nouveau de rire avant de m’ôter le foulard et d’applaudir à ma performance. Tu as trouvé, chéri, tu as trouvé ! Lucie me mit la reproduction sous les yeux,  et m’expliqua que n’ayant pas de crâne sous la main, ils avaient trouvé que le reste du dîner de la veille serait une tout aussi bonne indication de la mort que celle du crâne.

            Souvenir très fort. Le prochain qui me bandera les yeux sera probablement mon bourreau. Je ne peux m’empêcher de penser au tableau de Goya, dans lequel  Lulu, agenouillé et bras levés en V s’apprête à se faire fusiller. Nous lui avons fait sentir la nuit, la violence en le faisant courir à l’extérieur de la maison. Lucie a hurlé en espagnol les ordres de mise à mort. Nous lui avons fait renifler l’odeur du sang de la viande. Nous avons déchiré sa chemise, puis l’avons tiraillé d’un côté puis de l’autre, lui arrachant presque les bras. Quand on lui a retiré le bandeau, Lulu portait encore l’épouvante dans ses yeux. Il est resté longtemps à regarder la reproduction, encore très ébranlé par ce que nous venions de lui faire subir. J’imagine que d’autres images d’horreur ont dû se superposer à celles de son imagination.

            Lucie fut la dernière à passer. J’avais choisi (peut-être pour éloigner définitivement l’image du couple improbable de Lulu et de Lucie forgée pendant mon attente) Le Verrou de Fragonnard, uniquement pour la tenir dans mes bras. Lucie a su restituer jusqu’aux couleurs du tableau, elle a senti que le rideau était rouge, que sa robe était jaune, que les miens, enfin ceux de celui qui la tenait cambrée dans ses bras, étaient blancs. Elle a deviné une scène de libertinage du XVIII e siècle nous laissant pantois.

            Drôle d’impression d’évoquer ces images du passé avec vous. Mes yeux se ferment malgré moi. Peut-être avez-vous raison, finalement, je vais p’t-être bien danser avec Lucie dans mes rêves.

            Je vous en souhaite de très beaux. Quelqu’un peut-être vous accompagnera, et vous montrera que vous existez par vous-même, puisque vous êtes la rêveuse…

AL