mercredi 30 août 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 20



La Cigalère,
                                                                                              Dessendre-en-Braise, le 20/08/04



            Cher Al,

            J’ai peu dormi cette nuit. Je triais et triais mes souvenirs et réfléchissais à ce qui pourrait vous alléger, vous apaiser, vous aider à vous laisser aller, vous aussi. Et ce matin, l’aube m’assomma d’un amer constat : Je crains avoir peu de choses à vous raconter qui n’aient d’autre effet sur vous que d’attiser votre colère et vous éloigner plus encore de votre projet.

            Comment vous redonner la force d’écrire sur Lucie ? Je ne sais pas.

            J’ai des mots qui vous froissent. J’en suis désolée. J’ai perdu la main. Il est temps que j’arrête. Mais peut-on s’arrêter ? L’écriture, c’est comme la pluie, on ne peut pas l’arrêter. Un mot en appelle un autre. C’est bien connu, mais ce qu’ils nous disent ne l’est pas toujours. Par exemple : les oreilles froissées. Est-ce qu’on dit les oreilles froissées ? Je ne sais plus. J’ai parfois des trous de mémoire. Vous l’ai-je déjà dit ?

            Le vent froisse les feuilles des arbres, ça, on le dit, je l’ai déjà entendu. Je l’ai probablement retenu à cause… mais je m’égare. Je pensais à une fleur qui se trouve à l’entrée de La Cigalère. Elle se froisse la nuit, littéralement. Elle se tourne sur elle-même en une vrille qui semble épuiser toute sa sève. A chaque fois je me dis : c’est fini. Et puis le lendemain, elle s’ouvre à nouveau, prête à relever le défi du jour. Et pour achever d’essorer sa nuit, elle s’étale au soleil, comme si de rien n’était. Quelle vitalité ! Quel beau pied de nez au malheur, n’est-ce pas ?

            Ce n’est pas une métaphore, Al, mais la vie.
            Ce que je voulais vous dire plus haut, Al, c’est qu’on ne choisit pas toujours ce qu’on est : ma vie est traversée d’épisodes qui ne sont pas respectables. C’est comme ça. Mais la vie est ailleurs que dans mes périodes tordues. Votre saine colère me la bien fait entendre même s’il m’arrive aussi d’avoir les oreilles en vrille.

            Si je ne vous entends pas toujours bien c’est que je suis d’une autre génération, Al. Je n’ai plus cette beauté que vous me prêtez. D’ailleurs, sans vouloir vous vexer, je n’ai jamais été belle. Mais on m’a aimée. Et j’ai beaucoup aimé, à la folie. Oui, c’est un mot d’enfant, à la folie, mais je ne joue pas à l’enfant.

            Un jour, un homme m’a vue. Son regard a déchiré le fichu noir de ma mère et m’a transpercée, irradiée, jusqu’à ce que je comprenne que je n’étais plus une enfant. Quel ravissement ! Quelle terreur, aussi ! Le sentiment d’une catastrophe irréparable. Et puis, que rien, jamais, n’égalera ce ravage, ni sa violence, ni sa douceur.

            Et quand c’est fini, quand on n’est plus dans ce regard-là, on n’est plus rien.
Je, oui. Je n’étais plus rien. Je me postais devant le miroir, me demandais ce qu’il avait vu. Mais je ne voyais rien. Je n’existais que par son regard.

            Encore une histoire de fous. Me direz-vous. Une histoire tordue. Il faudrait danser le twist et s’en balancer. Vous avez raison. La danse est une belle chose. Vraiment.
D’ailleurs, si j’ai bonne mémoire, on peut dire Le vent danse dans les feuilles, non ?
Je l’ai peut-être rêvé…

            Je vous souhaite de beaux rêves, Al.

            Puissiez-vous y rejoindre votre Lucie, le temps d’une danse.

Béatrice


lundi 28 août 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 19



Le 20/08/04


            Chère Béatrice,

            Vous ne souhaitez pas que je vous tutoie, soit. Avec vos oreilles mal tournées, vous pourriez entendre Je te tue, toi. Mais vous avez raison, je préfère également cette polyphonie du vous, qui m’inclut dans votre cercle. En revanche, les oripeaux de la respectabilité, vous savez où je les mets ? Je m’assois dessus ou je m’en sers comme chiffons pour essuyer les traces de mes crimes. De grâce, Béatrice, ne m’irritez plus avec ces mots boursouflés de bêtise. Je préfère de loin vous honorer comme la dame à laquelle on prête allégeance mais pas de respectabilité. Allégez-moi du poids des choses et des murs, du fardeau de la réalité. Comme à la cigarette, je ne vous demande rien d’autre que de me rendre plus léger, Béatrice.

            Inutile non plus de jouer les femmes enfants. Je suis toujours surpris par la propension de certaines femmes à se faire manipuler et à devenir les victimes toutes désignées de pervers, de « pères vers » qui l’on se tourne en désespoir de cause. Vous ne voulez pas d’un regard de pitié ?  Je le conçois mais avez-vous quelque chose contre la compassion ? Je n’éprouve aucune pitié envers vous. Je ne vous plains pas. Je souhaite uniquement vous connaître. Racontez-vous donc sans craindre de moi cette pitié qui vous blesse et qui m’insulte. Allégez-vous à votre tour de votre histoire trop lourde à porter toute seule. Fille de ferme un peu lente, dites-vous de vous : voilà qui m’intéresse. J’aime tout ce qui est lent, des sucres lents aux films lents, en passant par les livres qui déroulent lentement le fil d’une conscience, avec lesquels on prend le temps d’entrer en accointance. J’aime aussi les escroqueries minutieusement et longuement préparées et dont la réussite exige justement cette lenteur.
Pour les lettres de George Sand et de Musset, je n’ai pas pris le temps de lire l’intégralité de leur œuvre et j’ai occulté la question du papier de l’époque (je me suis contenté d’utiliser un papier du début du siècle) ; le canular a été éventé. Avec le traitement de texte, il est plus facile de créer de faux inédits, mais je préfère la calligraphie des écrivains des siècles précédents. Aussi, ce temps que vous avez pris à déchiffrer les lettres n’en est que plus précieux et vous avez appris à lire d’autres signes, tout aussi essentiels, Béatrice.

            Pourquoi nous aime-t-on ? demandez-vous. Il faudrait d’abord demander Pourquoi aime-t-on ? Je ne pense pas qu’il y ait une cause ou un but à l’amour, tout au plus des circonstances. Et puis que met-on derrière le verbe aimer ? Abandonnons ce on de convenance et qui ne nous convient pas, ni à vous ni à moi. Pour ma part, j’aime fumer pour ne plus me sentir seul. C’est une compagnie comme une autre, le silence et l’écoute en plus. J’ai aimé et j’aime Lucie pour sa force, la vie qu’elle offrait à ses personnages et à ses contes, l’amour qu’elle me donnait sans compter. Je vous aime parce que j’ai besoin de vous aimer et pour ce que vous êtes. Je vois chez vous l’étincelle de la vie au travers de vos yeux qui brillent. J’entends des rires et des sanglots dans vos paroles et je respire l’odeur animale de vos cheveux roux naturels (pas ceux que votre nazi d’amant a teintés de la couleur de son idéal de tordu !). Je vous aime quand vous êtes vivante et non quand vous vous torturez les méninges sur des choses qui n’en valent pas la peine. Dois-je me raconter à cet Al, si inquiétant parfois ? Dois-je me mettre à nu et me rendre vulnérable au risque de déplaire à Boris et perdre le bénéfice du travail fait à ses côtés ? Et pourquoi pas ? Prenez le risque d’affronter vos peurs mais aussi et surtout de vous laisser conduire par vos instincts. Laissez vous aller de temps en temps. Pardonnez-moi ce ton injonctif, mais vous en avez grandement besoin, en ce moment.
            Non mais on croit rêver… C’est qui le psy ? C’est vous ou c’est l’autre prétentieux aux grandes oreilles avec sa clope vissée au bec ? Vous laissez pas faire, m’dame, c’est rien qu’un arnaqueur, et dans tous les domaines encore.

            Je laisse parler l’autre clown. Il n’a pas un vocabulaire étendu mais il n’est guère dangereux, et c’est un compagnon tout aussi valable que Langnon. Ne soyez pas effrayée par ma dualité, Béatrice. Nous sommes plusieurs à en abriter plus d’un en nous, sans pour autant être schizophrènes, ne pensez-vous pas ? Pas un psychopathe non plus et vous n’avez rien à craindre de moi, Boris non plus. C’est vrai que je ne le porte pas vraiment dans mon cœur car il joue trop souvent les censeurs. Il m’agace. Non, n’ayez pas peur de moi. Je ne tue pas les vivants. Je ne tue que les morts, que ceux qui ont tué en eux tout ce qui les rendait vivants.

            J’ai du mal à écrire aujourd’hui. Le coeur n’y est pas comme on dit. Sans doute trop lourd à traîner le cœur, comme un boulet.  Est-ce à cause de cette fin d’été maussade et grise ? D’habitude, la pluie me porte à l’allégresse. Aujourd’hui, non. Si j’étais libre, je sortirais dans les sentiers mouillés, sur les traces de mon chien, humant toutes les odeurs et respirant le ciel. Je ressens encore plus douloureusement mon enfermement. Nous autres les encagés, nous espérons la rentrée des classes comme une possible porte de sortie. Mais mon avocat m’a laissé peu d’espoir quant à la mienne, qui est une nouvelle fois remise en cause. J’ai de vagues envies. Je collecte mollement des phrases qui parlent de fumeurs.

Il pêchait, une cigarette à la bouche. Il fumait perpétuellement de ces cigarettes jaunes, papier maïs, qui ont un côté grossier, mais qu’il fumait avec une grande élégance comme s’il se fût agi de cigarettes Davidoff. (roman français)
           
            Il ne restait plus qu’à attendre. Elle alluma une cigarette et contempla sa main dans la lueur rougeoyante. Sa main ne tremblait pas. (polar suédois)

            Ils allumèrent chacun une cigarette. […]
Elle s’apprêtait à dire autre chose, mais elle tira une bouffée de sa cigarette, la jeta par terre et l’écrasa soigneusement sous son talon. […]
Il alluma une autre cigarette et se cala le dos contre un tronc d’arbre. Il ramassa quelques éclats de bois dans l’humus entre ses jambes. Il tira sur sa cigarette. […]
Arrivé à ce point de ses méditations, il écrasa sa cigarette. Quelques instants plus tard, il en alluma une autre. […]
Il s’apprêtait à allumer une cigarette avec sa dernière allumette, mais ses mains se mirent à trembler. L’allumette s’éteignit et il resta là, tenant sa cigarette d’une main et sa pochette d’allumettes vide de l’autre, fixant d’un œil vide la forêt qui s’étalait à l’infini à l’extrémité de la prairie d’un vert cru. (nouvelle de Carver où tout tient entre ces cigarettes fumées)


            Cela allégerait considérablement les livres si la cigarette était complètement abolie. Littérature ultra light, extrêmement légère. Mais même les livres me semblent fumeux, aujourd’hui. Je ne cesse de parler de légèreté, mais si c’était l’inverse ? Si c’était la pesanteur qui me manquait ? Un poids qui me retienne…

            Pardonnez-moi, Béatrice, je devais vous parler de Lucie. Mais non, décidément, je ne peux pas aujourd’hui. Écrivez-moi vite.
           AL.




samedi 26 août 2017

s'arrêter de fumer par correspondance / 18



                                                            Réponse au septième cercle, deuxième giron, le18/08/04



            Cher Al,

            Je crois que le vous nous convient mieux, Al. Non qu’il réponde mieux à votre dualité, mais à la polyphonie de la correspondance, tout simplement. Vous, c’est Al, celui dont les lettres peuvent me faire pleurer, rire, ou m’interloquer. Mais c’est moi aussi. Vous, c’est ce que je connais et ce que j’ignore. C’est beaucoup de moi. Beaucoup de toi. Peut-être plus qu’entre le simple toi et moi du tu. Vous, c’est aussi une sorte d’habit de respectabilité, une fine couche d’un beau tissu entre le toi et le moi qui assure des liaisons plus suaves ; parfois aussi, un fichu qui recouvre les oreilles et dont les bouts servent à essuyer les yeux. Il est plus facile de ravaler ses larmes derrière un Qu’est-ce que vous dites ? interloqué.

            Qu’est-ce que vous dites, Al ? Qu’est-ce que vous racontez ?
            Votre lettre est très belle, votre sollicitude me touche bien plus que je ne saurais dire, mais je ne suis pas la créature fragile à laquelle vous vous adressez. Oui, c’est de ma faute, je n’aurai pas dû dire « frêle». J’aurai dû dire J’ai perdu les rondeurs de Jabluszko, ou quelque chose comme ça.

            Je me suis laissée emporter par le pathos. C’est mon histoire qui veut ça. Pas moi, Al. Pas moi. Même si j’aimerais être cette enfant que vous voulez bercer. Même si vos grandes oreilles me tentent beaucoup. Et puis qui refuserait des pieds d’or ? Comme vous m’embellissez aussi et comme je m’en sens indigne !

            Mais d’entendre vos confessions, Al, je m’en sens capable. Ne vous laissez pas attendrir par mes histoires qui ne sont ni pires ni plus belles que d’autres. 

            Je ne sais si je préfère ce vous pantois qui m’intimide ou le vous narquois qui m’amuse et m’irrite à la fois. Je sais que raconter me met à nu et que je ne le veux pas. Ou alors il faudrait une nudité forte. Ou alors une fragilité qui ne serait que l’aveu d’une intelligence comme une autre et qu’on ne plaindrait plus. On dirait : C’est humain, cette histoire là, c’est humain.

            Et on hocherait la tête en guise d’assentiment. C’est tout.

            Si raconter ne m’apporte que la pitié des autres, je préfère me taire.

            Pardonnez-moi, Al, je suis injuste envers vous. Je crains que de vous écrire me jette en pâture à vos pires instincts. C’est aussi que vos lettres m’ont beaucoup touchée et que j’essaie de me défendre d’une manière ou d’une autre. Sans parler de moi, voyez ce qu’ils pourraient vous amener à faire quand vous menacez ce pauvre Boris !

            Croyez-moi, il n’a rien d’un monstre et n’est pas responsable de mon histoire.
           
            Je ne trouve pas ridicule du tout que La Cigalère vous soit apparu comme un signe, comme une solution possible à l’énigme que Lucie emportait avec elle. Et si vous me racontez des craques, ce n’est pas grave. Je connais le besoin de se dissimuler derrière le mensonge. Et puis, ainsi que vous l’avez déjà dit, il y a toujours une part de vérité dans le mensonge. Une vérité que l’on ne peut dire, qu’on pressent, qui fait partie des multiples indices de notre réalité.

            Boris fait partie de la mienne, comme vous à présent. Avec vos aveux et vos tricheries.
Je ne suis pas maternelle, Al. Sinon, je vous prendrais dans mes bras, vous et votre double, je vous serrerais bien fort et je vous dirais : Je vous comprends, tout va bien.

            J’aimerais vous offrir cette Béatrice-là. Mais je ne le peux. Quelque chose s’est brisé et me rend toute parole thérapeutique impossible. Et mère, je ne l’ai jamais été. J’ai trop été l’enfant des autres pour cela. On m’adoptait facilement car, de nature docile, je me prêtais facilement aux fantasmes des uns et des autres. L’enfant de tempérament dont je vous ai parlé n’a pas existé, ou bien elle est morte avec maman Tania. Il est resté une enfant hébétée qui a soudainement perdu l’usage des lettres, et que le moindre signe d’attention qu’on voulait bien lui accorder laissait éperdue de reconnaissance. Comme si elle avait pu y retrouver cette part d’elle qui avait fui le jour du massacre. Je veux dire, Al, Pour quoi nous aime-t-on ?

            Pas seulement pour ce que les autres veulent voir en nous, mais pour ce que nous sommes, non ? C’est ce que je pensais, petite. Je me demandais qu’est-ce qui fait que ces gens-là qui m’ont adoptée prennent soin de moi ? Qu’est-ce qui est beau, plaisant chez moi et qui me rend adoptable ? Car moi qui courais toujours dans le fichu noir de Tania, je ne voyais rien. Pas de pieds d’or pour m’éclairer alors. Je ne voyais ni les lettres, ni mon visage. Seulement ceux des autres que je scrutais comme des miroirs quand j’ouvrais un pan du foulard.

            Drôle d’histoire, n’est-ce pas ? Et Boris qui me regarde l’air de dire Tu racontes des histoires ! Oui, je raconte des histoires. Et alors ?

            Je me méfie maintenant de ceux qui s’occupent trop de moi. Je voudrais qu’on me laisse faire.

            Laisse-moi dire, Boris. Laisse-moi.

            Quelle Béatrice ai-je à vous offrir ? Je me le demande. Je pourrais vous raconter celle que mon premier amant désirait et qui devait être à l’exacte image de sa première femme. Il m’avait adoptée, lui aussi. Non plus comme enfant, mais comme femme. Et j’en étais si fière. Il m’avait choisie, moi, la fille de ferme un peu lente ! Mes cheveux l’avaient attiré parce qu’ils ressemblaient à ceux de sa première femme. Mais une fois chez lui et passée la magie de notre première rencontre, il s’aperçut que leur pâleur rousse était loin d’égaler la chevelure flamboyante de sa défunte femme. Il entreprit alors de m’appliquer toutes les teintures du marché, en vain. Il finit par concocter lui-même la teinte idéale. Je me prêtais volontiers à toutes ses manipulations car je voyais en elles la preuve de son attention à mon égard. J’aimais qu’il s’occupe de moi. Je n’avais plus à traire les vaches, à arracher les patates, à lessiver les sols. J’avais juste à prêter mon cuir chevelu. J’avais juste à me laisser faire. Je restais sans bouger, gardais les yeux fermés, ne me grattais pas la tête, résistais à la brûlure de la teinture aussi longtemps qu’il le fallait, attendais patiemment qu’il me mène à la baignoire, m’aide à m’agenouiller, à me pencher et qu’il me rince enfin la tête. Il l’enveloppait ensuite d’une grande serviette, pressait le linge tout autour de mon crâne et d’un seul coup, avec le geste sûr et solennel du serveur qui retire une cloche d’argent d’un plat de gourmet, soulevait le casque d’éponge d’où s’échappait un flot de rousseur éblouissante. Il me rendait éblouissante ! Je devenais la femme qu’il aimait ! Il saisissait une mèche et, comme le chercheur d’or examine une poignée de sable en roulant les grains entre ses doigts, il évaluait le résultat avec plaisir. Et j’étais heureuse de son plaisir. Les choses étaient aussi simples que ça. Un peu de poudre rouge suffisait à notre bonheur.

            Boris m’a dit que je me suis laissé faire par cet homme parce qu’il était allemand et que j’avais cherché auprès de lui cette amitié mythique dont m’avaient parlé Tania et Janosch. Pouvez-vous croire une chose pareille, Al ? Moi, oui. Tout est si clair pour Boris, qu’il est souvent bon d’adhérer à ses points de vue. Lui, aussi, croit aux signes, Al. Et je suis sûre qu’il vous dirait que Lucie n’a pas dit son dernier mot. Parce que c’est à vous de l’inventer. Il vous dirait ça.

            Et vous, Al, qu’en dites-vous ?


Béatrice 




mardi 22 août 2017

S'arrêter de fumer par correspondance / 17



Le 17/08/04



            Je relis toutes ces conneries que l’autre (le rouquin à la grosse tête et aux grandes oreilles) t’a écrites hier. C’est nul. Blabla de chameau qui blatère. Te prends pas la tête avec tout ça, ma cocotte. Boire, bouffer et baiser la vie avant qu’elle ne te baise. Voilà mon credo. Alors, rigole un bon coup.

            Je me fais penser à ce personnage de Tchékhov, Ivan Ivanovitch Nioukhine, chargé par sa femme de faire une conférence sur Les Méfaits du tabac et qui cause de tout et de rien sauf du tabac. Si, par exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de dépression nerveuse, dit-il dans ce monologue hilarant. Et parfois grave. Je ne parle plus des ronds de fumée qui s’hallucinent, qui me font tuer les créatures que j’hallucine.

            Je n’étais pas là, lorsque Lucie est morte, dans la blancheur d’une nuit d’été. Un médecin, m’a dit que ses derniers mots ont été « La cigale erre » ou quelque chose comme ça. Je l’ai tué pour ce quelque chose comme ça. J’aime qu’on parle précis. Et quand il m’a fait remarquer qu’il était interdit de fumer dans ce couloir, qu’il fallait respecter les morts, qu’il fallait que je sois fort et que je ne m’empoisonne pas à mon tour. J’ai commencé à voir rouge. Il a cru bon d’ajouter qu’elle n’avait pas souffert. Sa tête est devenue un masque hideux, jaunâtre, les yeux étrécis d’un horrible reptile, et quand il a sorti sa langue fourchue pour me happer, j’ai alors saisi son cou et je l’ai serré pour qu’il ne parle plus. Je l’aurais tué si on ne m’avait pas arrêté à temps. On a argué de ma douleur pour expliquer cet acte de folie. Aussi, lorsque j’ai vu l’annonce de La Cigalère, ai-je cru à un signe, un clin d’œil de Lucie. Je me rends bien compte que c’est ridicule. Lucie a peut-être dit La cigale est r… puis s’est éteinte. Il est même probable qu’elle n’ait pas parlé de cigale. Ne pas connaître le dernier mot de celle qu’on aime est une souffrance extrême.

            Eh bien dites donc, il ne fait pas dans la dentelle, Al, car vous vous doutez bien que c’est l’autre, le rouquin aux grandes oreilles, qui m’a coupé la parole, moi qui voulais vous faire sourire un peu, ça repart dans le pathos… De plus, menteur comme il est, qui vous dit qu’il vous dit pas des craques ? Tenez, la preuve, c’est qu’il a été jugé responsable de ses actes alors que son avocat plaidait la folie pour obtenir des circonstances atténuantes. Mais avec le passé de falsificateur qu’il se trimballe, allez savoir... Ne me prenez ni pour un schizophrène ni un menteur (les experts ont estimé que les symptômes de ma folie ne ressemblaient à rien de ce qui était connu, et forcément simulée). Avec vous, j’essaie d’être le plus sincère possible. Je ne peux pas faire moins, avec ta dernière lettre.

            Autre chose : si ce cloporte de Boris vous fait trop de misères, je peux mettre un contrat sur sa tête, ça ne vous coûtera rien et ça me fera plaisir. Sérieux, tu n’as qu’un mot à dire, petite pomme, ne le laisse pas manger la soupe sur ta tête. Tu n’es pas folle, Béatrice, et je sais de quoi je parle.

            Dis moi si tu préfères que je te vouvoie. C’est drôle, parfois je te parle comme à une mère qui sait trouver les mots ou le silence pour m’apaiser, et parfois c’est à la  petite fille que tu m’as donné à voir que je m’adresse, et les deux me plaisent. Quelle Béatrice m’offrirez-vous, dans votre prochaine lettre ?

            Il est tard et les mots nous rendent manchots, vous avez raison, les bras m’en tombent. Les paupières aussi. Je vous renvoie vos points de suspension… (suspendez-les sur l’étendoir de vos souvenirs mais de grâce, ne me laissez pas suspendu à vos points).


Al(a vie, à la mort).