mardi 22 août 2017

S'arrêter de fumer par correspondance / 17



Le 17/08/04



            Je relis toutes ces conneries que l’autre (le rouquin à la grosse tête et aux grandes oreilles) t’a écrites hier. C’est nul. Blabla de chameau qui blatère. Te prends pas la tête avec tout ça, ma cocotte. Boire, bouffer et baiser la vie avant qu’elle ne te baise. Voilà mon credo. Alors, rigole un bon coup.

            Je me fais penser à ce personnage de Tchékhov, Ivan Ivanovitch Nioukhine, chargé par sa femme de faire une conférence sur Les Méfaits du tabac et qui cause de tout et de rien sauf du tabac. Si, par exemple, on enferme une mouche dans une tabatière, elle crève, sans doute de dépression nerveuse, dit-il dans ce monologue hilarant. Et parfois grave. Je ne parle plus des ronds de fumée qui s’hallucinent, qui me font tuer les créatures que j’hallucine.

            Je n’étais pas là, lorsque Lucie est morte, dans la blancheur d’une nuit d’été. Un médecin, m’a dit que ses derniers mots ont été « La cigale erre » ou quelque chose comme ça. Je l’ai tué pour ce quelque chose comme ça. J’aime qu’on parle précis. Et quand il m’a fait remarquer qu’il était interdit de fumer dans ce couloir, qu’il fallait respecter les morts, qu’il fallait que je sois fort et que je ne m’empoisonne pas à mon tour. J’ai commencé à voir rouge. Il a cru bon d’ajouter qu’elle n’avait pas souffert. Sa tête est devenue un masque hideux, jaunâtre, les yeux étrécis d’un horrible reptile, et quand il a sorti sa langue fourchue pour me happer, j’ai alors saisi son cou et je l’ai serré pour qu’il ne parle plus. Je l’aurais tué si on ne m’avait pas arrêté à temps. On a argué de ma douleur pour expliquer cet acte de folie. Aussi, lorsque j’ai vu l’annonce de La Cigalère, ai-je cru à un signe, un clin d’œil de Lucie. Je me rends bien compte que c’est ridicule. Lucie a peut-être dit La cigale est r… puis s’est éteinte. Il est même probable qu’elle n’ait pas parlé de cigale. Ne pas connaître le dernier mot de celle qu’on aime est une souffrance extrême.

            Eh bien dites donc, il ne fait pas dans la dentelle, Al, car vous vous doutez bien que c’est l’autre, le rouquin aux grandes oreilles, qui m’a coupé la parole, moi qui voulais vous faire sourire un peu, ça repart dans le pathos… De plus, menteur comme il est, qui vous dit qu’il vous dit pas des craques ? Tenez, la preuve, c’est qu’il a été jugé responsable de ses actes alors que son avocat plaidait la folie pour obtenir des circonstances atténuantes. Mais avec le passé de falsificateur qu’il se trimballe, allez savoir... Ne me prenez ni pour un schizophrène ni un menteur (les experts ont estimé que les symptômes de ma folie ne ressemblaient à rien de ce qui était connu, et forcément simulée). Avec vous, j’essaie d’être le plus sincère possible. Je ne peux pas faire moins, avec ta dernière lettre.

            Autre chose : si ce cloporte de Boris vous fait trop de misères, je peux mettre un contrat sur sa tête, ça ne vous coûtera rien et ça me fera plaisir. Sérieux, tu n’as qu’un mot à dire, petite pomme, ne le laisse pas manger la soupe sur ta tête. Tu n’es pas folle, Béatrice, et je sais de quoi je parle.

            Dis moi si tu préfères que je te vouvoie. C’est drôle, parfois je te parle comme à une mère qui sait trouver les mots ou le silence pour m’apaiser, et parfois c’est à la  petite fille que tu m’as donné à voir que je m’adresse, et les deux me plaisent. Quelle Béatrice m’offrirez-vous, dans votre prochaine lettre ?

            Il est tard et les mots nous rendent manchots, vous avez raison, les bras m’en tombent. Les paupières aussi. Je vous renvoie vos points de suspension… (suspendez-les sur l’étendoir de vos souvenirs mais de grâce, ne me laissez pas suspendu à vos points).


Al(a vie, à la mort).


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