Chaque premier vendredi du mois ont lieu les Vases Communicants; qui-veut-bien invite sur son blog qui-veut-bien-aussi et ces
deux-là se mettent à écrire sur un thème, une consigne, une image... J’ai
proposé à Dominique Hasselmann, ce flâneur infatigable, d’écrire sur une photo
prise dans un musée par chacun d’entre nous. Il accepté et proposé à son tour le titre de "Visions". Voici les siennes. Vous trouverez les miennes sur son site Métronomiques.
Pour lire les autres textes, cliquez sur la liste des vases communicants de mars 2017 établie par Marie-Noëlle Bertrand.
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––Pour lire les autres textes, cliquez sur la liste des vases communicants de mars 2017 établie par Marie-Noëlle Bertrand.
Visions [2/2]
À vrai dire, je connais très peu le poète et dessinateur et peintre William
Blake, mais quand j’ai reçu cette photo d’une de ses œuvres, elle m’a frappé
comme une autre expression du furtif ange du bizarre. Intitulée Nabuchodonosor (1795), l’image
représente « un passage de l’Ancien Testament où Dieu punit le roi qui
voulait relever la ziggourat, modèle de la tour de Babel. Il n’est plus un
homme mais un animal sauvage, comble de la barbarie. »
Déchu
par cette décision divine, le roi marche à quatre pattes, retournant ainsi à
l’état de nature. Il n’est plus dressé sur ses deux jambes comme au terme de
l’évolution darwinienne mais soudain placé au même rang que les animaux (les
quadrupèdes), et ce dieu vindicatif l’a presque embarqué dans l’arche de Noé.
Sa tête ressemble à celle d’un lion mais qui tournerait en rond dans un zoo ou
dans un cirque. Ses yeux exorbités, apeurés, comme aveuglés par le sort qui le
frappe soudain, sont l’envers de son regard : un remords les habite, une
culpabilité les englobe.
La
crinière de Nabuchodonosor se prolonge d’une barbe immense ; sa nudité ne
lui offre plus aucune protection apparente, ses muscles fonctionnent encore mais
il ne peut atteindre la station debout. Il est condamné à se déplacer au ras du
sol dans cette grotte ou cette forêt inhospitalière. Il pourrait même faire
peur à d’autres animaux « sauvages », les babines sanglantes
retroussées.
Depuis,
la « barbarie » a écrasé toute frontière et toute retenue. Elle n’est
plus (si elle l’a été) l’apanage du règne animal. La cruauté, la violence, le
déchaînement, l’abomination, la torture, les fusillades, les pendaisons, le
massacre industriel et organisé, les bombardements de toutes sortes
(classiques, atomiques, chimiques…) ont élevé l’homme au rang de nuisible
numéro un sur la terre.
Dans
ce maelström de folie où « qui veut faire l’ange fait la bête », la
séparation entre l’humanité et l’animalité n’existe plus. Ici, un être
fantastique est né, symbolisant la finitude, la solitude, la déréliction, la
condamnation. La faute a été sanctionnée depuis les cieux par une
transformation génétique, un retour en arrière (peut-être l’époque des
dinosaures ?), un voyage instantané dans le temps, sans doute durant une ère de
glaciation ou de bouleversement tellurique.
La
couleur verdâtre, avec son odeur de gaz moutarde, nous plonge dans le marais de
la peur. Le varech terrestre baigne le Mésopotamien errant. Les visions qui lui
viennent, à travers la brume permanente et le balancement des arbres, sont
celles de rats monstrueux, d’araignées géantes, de scolopendres aux anneaux
innombrables, de vélociraptors sifflants, d’aigles à l’envergure démesurée.
La
tour de Babel s’est effondrée dans la poussière des siècles avant JC. Sa
bibliothèque a été magnifiée par Jorge Luis Borges mais le papier de tous les
livres est devenu sable. L’Histoire a été ratatinée d’un coup de pinceau :
il demeure juste une musique lancinante, répétitive, inexpugnable du cerveau et
qui provoquait des acouphènes, celle d’un groupe inconnu nommé Blake Sabbath et dont personne n’a gardé
la moindre trace. Seul un poète et peintre anglais avait entrevu le monde perdu
à l’image d’un paradis horrifique.
texte : Dominique Hasselmann
photo : Christine Zottele (Marseille, Mucem, décembre 2016)