mercredi 10 mai 2017

Le clinamen /4



Au travers de l’avenue
on a érigé des barricades



On peut désirer tuer l’autre
lorsque l’on a fermé toute rencontre de parole
on se retranche langue contre langue
on creuse dans l’obscurité
on se retranche dans sa langue

on est de chaque côté du câble d’acier tendu au travers de l’avenue
l’écrou tourne un tour de plus une pince pour serrer un peu plus
le métal devient rouge de tant de tension
sous l’action de la chaleur ça dilate
légère déviation d’atomes dans la matière

le métal pourrait peut-être chanter
fil de guimbarde au son magnétique
les champs s’affolent dans le métal des champs s’ouvrent les champs magnétiques du métal

le fil tend jusqu’à céder il aspire deux volumes d’air encore
les mots tombent peu à peu peaux mortes du réel

le soleil fait couler les briques
celles qui érigent le mur
pourrait-on malaxer les briques ?
le fil de métal s’amenuit jusqu’à disparaître

matière solide instable frontière dans l’air
deux volumes gazeux
y a-t-il plus de vide dans le vide de l’air que dans le vide du métal ?
le vide attend sa part
le sang attend sa part
je vois le fil de métal qui se tend en travers de la route
la mort chante le long du câble

il y avait deux camps
deux langues
un fil de métal entre les deux camps
cela aurait pu être un mot ou une déflagration de boulons et de sang


je sais la gorge sectionnée
décollation de la tête par le métal

et les briques continuent de couler le long de l’écorce des oliviers
une matière épaisse couvre l’herbe

le fil de métal suit les cimetières et la mort
alors on devient autre chose
le fil de métal a fait son sale boulot
là-dessous les solides redeviennent liquides
la matière bouge lentement on se sépare de soi
on coule aussi un peu
l’osselet de la cervicale sectionnée demeure un peu
puis se sépare
solide ou gazeux
qui saura le chemin de la cervicale sectionnée ?

et si j’arrache une fleur
c’est peut-être un bout de l’osselet un sourcil une joue un doigt dans le pétale orange de la capucine entre mes mains
cela met du temps à repousser

bouture après bouture
le corps solide se désagrège
le fil de la tisseuse
insécable fil rougi presque liquide de tant de cris
fil brûlé de métal incandescent
insécable fil du

pétale de la capucine coupée.


Texte: Delphine Eyraud

vendredi 5 mai 2017

Le clinamen / 3



Lucie l’a vu. Tu dis, toi, qu’elle l’a pris dans ses mains dit Lili.
C’est une fleur rouge aux pétales serrés dit Walter.
Tu te trompes, ce n’est pas ce que Lucie portait dit Joe.
Ah ? Je croyais dit Walter.
Non, c’était blanc, je le jurerais dit Joe.
Tu parles de sa robe ! dit Lili.
Non ! De l’objet fragile entre ses doigts. Long, étroit et de toute beauté dit Joe.
Un clinamen, quoi ! dit Rosette.
Tu te moques de moi. Un pot de chambre, un chapeau, n’importe quoi ! dit Lili.
Et pourquoi pas une outre ! dit Walter.
Je sais, moi, que Lucie le portait prudemment dans ses bras dit Joe.

Elle avançait courbée. Le clinamen était lourd et la faisait ployer. C’était un poids qui emportait son corps sur le côté. Lucie souriait au souvenir de ses maternités. A ce corps qui penchait, à ce ventre en avant et ce dos incliné. Mais plus elle avançait plus son être tanguait. Le clinamen, elle n’osait le poser. Et s’il se brisait ?

Le sourire venait de se figer. De l’inclinaison du corps naissait une douleur plus légère qu’un secret. Cette chose l’entraînait qu’elle ne pouvait nommer. Si les hanches restaient encore droites, déjà la taille flanchait. Les épaules s’affaissaient. Les bras, à peine plus tôt qui s’étaient arrondis pour épouser l’objet, ne le supportaient plus. Ils n’étaient qu’une bague qui l’enchâssait.

Sur le chemin de terre, entre les champs de vigne, elle n’était pas la seule à plier les genoux. Mais elle était petite. Le sol était plus proche. D’autres, plus ronds, plus trapus, plus ancrés dans la terre, semblaient moins inclinés. Les grands s’abaissaient moins, c’était ce qui lui semblait.

Il y avait des rythmes, des saccades et des trébuchements. Personne ne s’arrêtait. Des façons de porter l’objet, un peu plus en avant, en arrière, sur le côté. Personne ne le posait. Et Lucie s’épuisait dans le silence opaque.

Etait-ce l’effet de l’inclinaison ou une nouvelle manière de prier, les genoux effondrés, les doigts crochus comme des serres pour retenir l’objet, elle se sentit happée par des rais de lumière, de poussières blondes qui voltigeaient. Et l’objet s’échappa.  Afin de ne pas entraver la marche des solitaires sur le creux du chemin, Lucie roula dans le ravin.


Gardant l’œil sur l’objet, elle vit quand il ouvrit la bouche. Alors, dans un dernier souffle, paisible, elle pensa Il va parler, c’est bien.


Texte: Chantal TRAN