La Cigalère,
le 10/08/2004
Cher Al,
Que d’agressivité, Al. Que d’agressivité !
Et puis vous me faites le coup du mal-aimé,
maintenant : pourquoi vous maudirais-je ?
Contre qui êtes-vous si en colère ? Et que
maudissez-vous ?
Etc ; etc. Et je devrais continuer, Est-ce votre
propension à vous fourvoyer dans le faux alors que vous ne cherchez que le
vrai ? ( Laissez-moi la naïveté du doute.) Les rêves ne sont pas si faux
qu’on croit. Est-ce pour cela que vous n’avez de cesse de vouloir y retourner
pour chercher une vérité qui se dérobe à vous dans la réalité ? Vérité qui
vous fait peur au point de vouloir cesser de fumer, puisque fumer reproduit vos
rêves… Oui, je devrais continuer comme ça, à reprendre le ton, les émotions,
les expressions de vos lettres et m’en faire l’écho pour vous les renvoyer.
C’est ainsi qu’est censée se mettre en route une dynamique de sevrage.
Mais je suis bien fatiguée par ces histoires de dynamique,
ai-je dit à Boris.
Et puis, je crois que vous n’avez pas besoin de moi pour
reconnaître vos contradictions, vous qui pouvez être si violent et poète à la
fois.
Comme elles vous parlent bien ces taches que vous avez à la
main gauche et qui vous ouvrent sur le monde. A en juger par la beauté de votre
écriture, elles semblent mieux vous parler que vos rêves. La réalité, Al, n’est
pas toujours fausse même s’il est facile de la manipuler.
Bon, lâchez votre cigarette ou votre stylo, levez la main
gauche au niveau de votre regard, rapprochez l’index du pouce et regardez à
travers votre petite lucarne. Regardez.
Vous ne voyez rien qu’un trouble blanchâtre ? C’est de
la neige. Voilà, c’est plus clair à présent, des flocons se distinguent alors
qu’un corps de ferme passe devant votre lucarne. Deux bâtiments en forme de L
autour d’une cour, sous la neige. Tout autour : de la neige. De la neige
partout. Même si partout c’est beaucoup dire dans cet endroit si pauvre en
relief. Seuls quelques arbres momifiés laissent deviner par contraste la ligne entre
l’horizon et les larges plaines qui le bordent. On ne voit pas les rails de
chemin de fer qui courent derrière la ferme, et c’est tant mieux. Un coup de
vent chasse les derniers flocons de la nuit et l’aube éclaircit la neige.
Oui, j’introduis un peu de lumière car je vais apparaître et
je ne suis pas une petite fille aux allumettes. C’est une neige lumineuse,
donc. Qui aveugle la fillette rondelette que je suis qui marche d’abord
lentement et qui se réjouit du crissement doux de la neige sous ses bottes. Je
viens de sortir du plus grand bâtiment, celui qui se trouve en face de votre
caméra, dans la cour. Je me hâte vers l’autre bâtisse, plus courte qui avance
la ferme d’un bras tendu jusque sur le bord de la route, à votre gauche. Je me
hâte dans le froid sec et léger du matin. Je suis essoufflée : je suis si
grosse. Je fais la fierté de mes parents. Tania ma mère, m’appelle Jabluszko qui veut dire « petite
pomme » en polonais.
La scène se passe en Pologne, vous l’aurez compris. Vous
dire si j’y suis née, je ne le saurai et cela n’a pas d’importance. Ainsi que
de cette première image blanchâtre, c’est de la Pologne que je tire mes
premiers souvenirs. Ce qui est très joli dans ce tableau ce sont les taches de
rousseur sur les grosses joues rouges de l’enfant et la masse de cheveux roux
qui la couvre presque entièrement comme un grand châle. Les vagues qui agitent
la chevelure font d’elle un élément quasi surnaturel. Une petite mer rouge qui
se déplace sur la neige, une traîne fantastique sur le dos de la petite fille.
Qui se presse, se presse. Pour ne pas abîmer la neige, pour rejoindre au plus
vite les poules et les poussins.
Elle entre dans le poulailler et là, la chaleur après le
froid, l’odeur de la paille, de la fiente et des plumes, les œufs encore chauds,
mais avant les œufs que Tania et Janosch attendent pour l’omelette matinale,
les poussins, si petits entre les doigts boudinés qui les pressent contre la
poitrine. Ça aussi c’est joli les petites taches jaunes qui disparaissent sous
la mer rouge, qui jouent aux poissons, plongent, ressortent pour revenir sur
les bancs de paille près des plumes tigrées de leurs mamans. J’ai de bons
souvenirs de ma petite enfance. Je fais la joie de mes parents et eux la
mienne. J’ignore qu’ils ne sont pas mes vrais parents, mais je sais que nos
sentiments sont vrais, Al.
Je n’ai aucune
enfance ratée pour excuser mes faiblesses.
J’aurais bien aimé continuer à vous écrire, mais il est tard
et je dois me coucher.
A bientôt, donc, cher Al.
Béatrice
(j’ai rêvé de Lulu la nuit dernière, voudriez-vous m’en dire
plus à son sujet ?)
Texte: Béatrice Tortellini
Image: Léo Perriguey
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire