Septième
cercle, deuxième giron, le 16/08/04
Béatrice,
Ta lettre
m’a laissé pantois. Le souffle coupé, incapable de faire une phrase, je cherche
les mots comme l’air qui me manque et dont tu as besoin. Je me tourne vers les
livres, en quête de secours. Je prends mon vieux Robert. Pantois : pas sûr que ce soit l’adjectif qui convienne. Placé
entre la pantoire (Fort bout de
cordage capelé à un mât tombant le long de ce mât et terminé par un œillet à la
boucle) et le pantomètre (Instrument
de géométrie, composé de trois règles mobiles, qui servait à mesurer les angles
d’un triangle), deux mots précis désignant des réalités tangibles, pardon pour
ce bavardage… fuyant… encore haletant devant ton histoire. Je l’ai pourtant
réclamée à corps et à cris. Voici mon châtiment.
Aujourd’hui ses pieds d’or dans les abois
Elle court ! bousculée par l’œuf de brise
Puis le soir dans la rue de personne
Elle poussera un cercle – et un cri
Salah Stétié,
L’eau froide gardée.
C’est vous,
c’est toi (je te tutoie comme on tutoie les anges) ou le fantôme de ton
enfance, ou l’ombre de ta folie. Ne me demande pas de te donner le sens de ce
quatrain, je ne le connais pas. Je sais seulement que certains mots me parlent
de toi, de ta course, de nous, d’un cercle qui nous enferme (nous resterons, je
le crains, encore longtemps dans celui de la violence) et d’un cri. De l’air,
enfin ! Une bouche qui s’ouvre, pour expulser l’air vicié des souvenirs,
pour aspirer l’air revigorant des grands poèmes. Crier, ce n’est pas encore
articuler un mot, mais c’est déjà formuler le sentiment d’une délivrance.
Alors, crie, Béatrice, une oreille s’ouvre pour recevoir cette presque parole.
Cours, Béatrice, fuis le regard de Boris. S’il t’a à l’œil, je te suis à
l’oreille (et j’ai de grandes oreilles). Je suis à toi et suis ton histoire du
bout des oreilles (t’ai-je dit que je sais faire bouger mes oreilles, à
volonté). Là, elles ont frémi toutes seules, signe de quelque chose qui me
dépasse. Comment qualifier en effet ce qu’on t’a fait ? Tania, ta vraie
mère qui te nourrit du lait antisémite dont on l’a probablement nourrie, n’est
pas la plus à blâmer. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit-on,
mais dans ton histoire, il n’y a que des œufs cassés et pas d’omelette.
Comment
pourrais-je vouloir cesser de t’écrire alors que nous commençons seulement à
correspondre, alors que nos douleurs, nos manques, nos vies se correspondent
tant ? Ce n’est pas pour avoir le dernier mot que j’ai tué, ni pour tuer
le temps, mais pour tuer la mauvaise parole, celle des faux prophètes, ceux qui
vous donnent leur parole en vous assurant que la leur est la bonne, la seule et
la dernière. Ceux-là mêmes qui refusent de vous donner la parole. Or, j’héberge
de multiples voix et il est difficile pour moi de discerner la plus juste
d’entre elles. Comme tout un chacun, me direz-vous (c’est à la thérapeute que
je m’adresse) et tu es si frêle, si fragile, que je ne veux pas t’embêter avec
mes propres démons.
Laisse-moi
te prêter une de mes grandes oreilles. Repose-toi dans mes bras : ils
n’enferment pas, ils soutiennent et portent les enfants et quand les enfants
ont grandi, ils s’ouvrent naturellement. Ouvre ton cœur, car à l’intérieur il y
a une perle que je veux voir.
Ce n’est
pas la fin, c’est le début. J’aimerais te conduire directement au Paradis et te
faire passer par le fleuve de Léthé, mais il reste du chemin à parcourir avant
de te baigner dans les larmes de l’oubli et te laver de tout le mal qu’on t’a
fait. Il va falloir s’épauler mutuellement pour traverser l’enfer. Dante s’est
étendu sur sept chants pour le seul septième cercle, celui des violents qu’il a
répartis en trois girons. Violents contre le prochain, violents contre
eux-mêmes, violents contre Dieu. Il a compliqué les choses inutilement, à mon
avis. N’empêche, nous avons encore du chemin à parcourir et il n‘est pas pavé
que de bonnes intentions…
Moi aussi,
je suis fatigué, je reprendrai cette lettre demain, car je divague.
Photo: Léo Perriguey
Texte: Christine Zottele
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