mardi 15 août 2017

S'arrêter de fumer par correspondance / 15





Réponse au septième cercle, le14/08/04





            Cher Al,

            Les histoires - La Parole - vous ont lié à Lulu et Lucie; Lulu vous a mené vers Lucie et les deux vers la mort. Nous racontons, nous parlons, nous écrivons pour fuir la mort, mais elle finit toujours par nous doubler. Est-ce pour avoir le dernier mot que vous avez tué, Al ?
Comme on dit qu’on tue le temps alors qu’on n’en a jamais assez, vous tuez le silence. Ou le manque de parole.

            Ce que les mots font et défont …
« Ne pas avoir à manquer » : nourriture et souvenirs de guerre.
« Je ne te manquerai pas » : l’objet d’amour devenu cible.
La liste serait longue si on énumérait la façon qu’ont les mots de nous rendre manchots.

            Boris me regarde en secouant la tête d’un air désapprobateur. Que pense-t-il ?
Je ne sais jamais ce qu’il pense de moi. Vous, non plus, je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête. Je sais qu’elle est rousse, je l’ai lu avec un grand sourire, Al, car moi j’ai perdu ma rousseur. Ma tête aussi un peu, parfois je me dis, surtout quand Boris me regarde de cet air-là.

            Je suis heureuse que vous ayez gardé ce qui vous caractérise et désolée que ce casque de lumière ne vous ait pas apporté plus de chance, jusqu’à présent.

            Longtemps j’ai pensé qu’on ne devrait jamais revenir d’où on vient.

            Alors j’ai effacé des traces afin de m’assurer de ne pas les retrouver. Toutes les traces. Au contraire du Petit Poucet, je ne voulais surtout pas retrouver mes parents. Et si j’avais eu des enfants, je les aurais abandonnés aussi, effacés de ma vie, comme tous ces signes de distinction qui marquent une existence.

            Je voulais me sauver plutôt que sauver les autres. C’est que je ne savais plus distinguer qui étaient les autres, les miens, moi …

            Boris me regarde avec des yeux songeurs. Il sait bien que je suis sortie du contrat avec vous. Se demande-t-il où cela va nous mener ? S’inquiète-t-il pour ma santé mentale ?
Boris, on ne sauve personne, je voudrais lui dire. Mais ce n’est pas possible de dire une chose pareille. Pas à un homme qui a fondé toute sa vie sur la conviction qu’on peut sauver autrui.
Tu ne m’as pas aidé, Boris. Tu m’as donné asile, protection, un travail qui m’a fait croire qu’il me réhabilitait. Mais tu ne m’as pas réconciliée avec moi-même.

            L’amour, dis-tu ? Donne-t-on de l’amour a un être qu’on ne voit qu’en victime ?
Pardonnez-moi, Al, je vous parle comme si vous étiez Boris. Je suis une femme lâche, je vous dis ce que je ne peux dire à Boris. Peut-être, d’une certaine manière, n’ai-je jamais rien fait d’autre avec mes correspondants, avec ces êtres sans visage que je voulais toujours convaincre de mes qualités de salvatrice … Mais vous m’avez donné un visage, Al. Comme une trace qui fait surface et qui en laisserait paraître une autre et encore une autre. Des cercles allant grandissant jusqu’à encercler toute la mémoire. La pire des choses qu’on pouvait me faire, Al, me donner un visage devant lequel je ne peux plus fuir…

            Peut-être, aussi, n’est-ce pas lié à vous, Al, mais au temps, tout simplement, qui finit par nous rattraper comme la mort. Il est simplement temps pour moi de ne plus courir.

            Ne me regarde pas comme ça, Boris. Ne t’inquiète pas. Laisse-moi faire.
            Ne me regarde pas comme ça avec ce regard qui me dit que je suis folle, parce ce que, sinon, je vais me remettre à courir et aucune rondeur ne m’en empêcherait, moi qui suis devenue si frêle.

            Comme ça m’a fait drôle quand vous m’avez dit « Bonjour Jabluszko » !
La stupeur, la confusion. D’où il sort ce nom ? Comment connaît-il cette enfant ?
Elle a disparu depuis si longtemps … Et puis, je me suis souvenue que je vous avais raconté petite pomme … et j’ai repris ma respiration. J’ai parfois des moments – oh ! très brefs - où je ne sais plus rien. Quelques secondes de brouillard et d’affolement et puis tout revient. Tout, non. Mais assez pour reprendre le cours normal des choses. La correspondance, par exemple.
J’aimerais faire marche arrière, Al. Reprendre mon ton de conseillère en sevrage par correspondance. J’aurais dû arrêter la nôtre, vous repasser à une collègue. Elle aurait gardé mon pseudo, vous n’y auriez vu que du feu.

            Savez-vous que beaucoup de correspondants se sont sevrés avec succès ? Il faut reconnaître que la méthode de Boris est efficace. Quand on joue le jeu. Mais moi je me sens trop fatiguée, à présent. Je l’ai déjà dit à Boris. Tu appelles ton travail un jeu ? m’a-t-il demandé rhétoriquement. Je n’y crois plus, lui ai-je répondu sans trop croire moi-même à ce que je disais.

            Je me suis demandé, Al, si une demande de sevrage fausse, de votre part, aurait pu me révéler la fausseté de ma propre situation.

            Mais, non. Je crois que ma fin est proche. Quelque chose me le dit et la plus bornée des sourdes oreilles ne saurait ignorer cette fin. La fin de quelque chose en moi. Ou ma fin tout court. Et j’ai le sentiment qu’il faut me libérer de toutes entraves pour la voir en face.
Et j’ai le sentiment aussi que c’est vous qui me l’annoncerez.

            La fin de Jabluszko, je ne l’ai pas vue venir …

            Nous n’avions aucune raison de nous inquiéter. Je sentais bien une certaine tension à la ferme. Nous n’allions plus sur les marchés pour vendre les pommes de terre et les grands radis. Janosch et moi n’allions plus jeter de la terre aux visages des Juifs qui passaient dans les trains derrière chez nous. « Ils ont voulu nous voler, on les emmène loin de chez nous pour qu’on ait pas à manquer » était une excuse suffisante pour que petite pomme leur jette l’opprobre.
            Quand les rumeurs sont parvenues à la ferme - Les Allemands mettent le pays à feu et à sang - Janosh et Tania répétaient qu’on n’avait rien à craindre. Les Allemands étaient nos amis, ceux-là même qui nous débarrassaient des voleurs. Le jour où on entendit leurs chars s’approcher, Tania me prit vite par la main et m’emmena au poulailler. J’étais trop petite pour récolter toute seule tous les œufs nécessaires à la gigantesque omelette que Tania se proposait de leur offrir. Maman Tania, quand elle sortait, mettait toujours un grand châle noir sur sa tête. Ce jour-là, on aurait donc vu du ciel, si quelqu’un s’y était trouvé, une petite mer rouge et une mer noire glisser rapidement sur le sol neigeux. Dans le poulailler, la mer rouge tressaillait de contentement. Les œufs étaient gros, chauds ; elle pensait au festin qui attendait les amis. Et puis ce fut la terre qui se mit à trembler. Les chars pénétraient dans la cour.
Des cris, des portes qu’on enfonce, les poules qui s’affolent, volent dans tous les sens, des tirs de mitraillettes, les œufs que lâche Tania, qu’elle piétine alors qu’elle se poste entre moi et la porte du poulailler. Je suis dans l’ombre d’elle quand les Allemands défoncent la porte et que leurs mitrailles font tout exploser. Je tombe, écrasée par le corps de Tania et couverte par son grand châle noir. Je suis longtemps restée dans le noir. Et quand je pus m’extraire de ce qui restait de Tania, je ne reconnus plus rien. Dans le magma de chairs ensanglantées, je ne pouvais distinguer ni le corps de Janosch, ni ceux de nos « amis », ni le mien que je tenais enveloppé dans le châle noir. Alors je me suis mise à courir, courir.

            J’ai couru toute ma vie, Al.
            Voilà pourquoi je suis fatiguée.

            Je comprendrai si vous souhaitez interrompre notre correspondance. Sachez seulement que j’en serai très peinée, que cela serait comme la confirmation de ma folie que je crois voir parfois dans les yeux de Boris, que ...

                                                          mais c’est à vous de décider, Al.

Béatrice






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