mercredi 16 janvier 2013

à quoi ça sert?


A quoi ça sert ?
Difficile d’échapper une année à cette question. C’est la question qu’on vous pose un jour ou l’autre – lundi dernier - après un cours sur le premier portrait de Jean Valjean dans Les Misérables. C’est une élève de quatrième – genre à sortir un miroir de poche pour vérifier son maquillage, genre à se sentir mon souffre-douleur, genre à être changée de place- rappelée à l’ordre à plusieurs reprises, genre… À quoi ça sert ? Jamais la même réponse ne fais. Le plus souvent je pose une autre question – pour clouer le bec de l’oiselle (ou l’oiseau, ne surtout pas croire que) : à quoi ça sert de se maquiller ? à quoi ça sert la beauté ? Le temps qu’elle réfléchisse /réagisse, j’ai repris ou redonné la parole et l’on relève les éléments décrits de l’inconnu quand il arrive dans la ville de Digne en 1815. La question est importante cependant. Fin de cours, fin de journée, fatigue. Je remets ma réponse à plus tard.


À quoi ça sert ? d’aller au théâtre quand, fatiguée, vous allez voir une comédienne dire qu’elle est fatiguée - entendre une voix dire qu’elle est fatiguée, que cette voix incarne une autre voix –masculine -une écriture porte-voix d’une autre voix – assassinée – voix qui écrivait aussi et qui désormais ne dérangera plus, voix portant d’autres voix. Cette dernière voix, celle d’Anna Politkovskaïa… Cette voix – aux antipodes de celle d’un Hugo par exemple – qui refuse de se positionner, qui considère le lecteur comme un être pensant et intelligent – elle n’énonce que des horreurs vraies– côté russe ou tchétchène mais russe surtout - alors sa fatigue, elle se comprend… elle a continué jusqu’au bout. À quoi son combat a-t-il servi ? à quoi ça sert de faire résonner sa voix sur un plateau ? Servie sur un plateau. Alors à quoi ça sert ? ça sert à se poser des questions avec ses oreilles, à partager avec d’autres yeux, d’autres cœurs, ça sert à se sentir vivant, à penser que sa vie aura eu un sens.
Donner un sens à sa vie ? Madame, ça sert à quoi ?

JE SUIS FATIGUÉE
Je n’écris jamais de commentaires, ni d’avis, ni d’opinions. J’ai toujours cru - et je continue de croire - que ce n’est pas à nous de juger.
Je suis une journaliste, pas un juge et encore moins un magistrat. Je me limite à raconter des faits. Les faits : tels qu’ils se produisent, tels qu’ils sont. Ça peut paraître la chose la plus simple, ici, c’est la plus difficile. Et ça coûte un prix fou.
Quel prix ? Le prix que tu payes quand tu ne pratiques plus un métier, mais tu entres en guerre. Tu combats. Tu te sens un combattant. Et à quarante-sept ans, je suis fatiguée. Ni apeurée, ni découragée : fatiguée. Fatiguée de lire chaque jour dans les journaux politiques, que je suis folle. « Politkovskaïa, la schizo » « Politkovskaïa, la parano » Fatiguée d’expliquer à mes enfants pourquoi celui qui dit la vérité est un fou et celui qui ment fait carrière. Fatiguée de recevoir entre dix et quinze menaces de mort par semaine. Elles m’arrivent. Sur mon PC. Parfois au téléphone. Fatiguée de me sentir une criminelle. [...]

Stefano Massini, Femme non-rééducable, Mémorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa l’Arche, 2011

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