mercredi 30 novembre 2016

Leçon du réal /3

Image de Delphine Bole (merci!)


Tu entends le son du Real. Sa conversation intime. Son bruissement infini sur le silence des pierres.
Un bouquet de troncs transperce l’épaisseur de l’instant.
Avant cela, avant, il y a les deux bras tendus comme pour l’étreinte du platane éventré.
Avant cela, il y a la voûte qui sépare le balcon de la route, demi-sphère ouverte sur des Alpes imaginaires. Tu entends le bêlement de moutons du passé, l’arrondi de leur bergerie fait écho à celle du pont.

Les mains ouvertes des feuilles de platanes au sol. Mains à la peau brune, roussie, orangée, craquelée par la sècheresse.
Plus loin, l’enfance s’est figée dans l’ombre froide d’un livre posé sur le muret.
La maison est restée, solitaire, le tilleul a grandi.
L’arbre et ses nombreuses vies. Chacune repliée dans ses strates de bois, dont l’aubier préserve le secret.
Par un trou aléatoire de l’écorce, une histoire s’échappe, un fragment de vie, d’enfance peut-être.

Le chêne assassine gland par gland l’innocence. La poésie bucolique, oui, mais à l’écart des coups sournois du vent et de la gravité.

Le dialogue en toi est bavard. Ce ne sont plus deux voix qui s’entremêlent mais mille voix qui s’imbriquent se cherchent cahotent se coupent la parole s’alimentent.
L’une suit le cours joyeux du Real, emprunte sa tessiture, gorgée de mousse éphémère.
Quand en auras-tu fini de ton monologue multiple, des enchevêtrements de ta pensée, noueuse comme un bois, torsadée comme un tronc, fouillis comme ces branchages ?
La nature écrit le temps
elle parle aussi bondit sautille avale l’impuissance de l’homme jaillit sourd sans se laisser interrompre par les virgules de pluie ou les points de suspension des nuages
d’une rive l’autre de la page court ton encre affamée d’émois
les particules de vie pourriture moisissure germe pistil filaments forment un tout qui t’englobe et te sature à en perdre le souffle à en perdre la voix à en perdre le chant du monde.


Me voici plus calme, apaisée au pied de cette statue centenaire. Ses rejetons rouillés font tapis, ses racines rebelles siège impromptu. Ma peau contre la sienne robuste et fragile, sale et noble, ma chair épousant ses veines. Sa sève non loin irrigue ma verve.
Dans le virage tout pourrait s’inverser : le cours de l’eau, le sens de l’âge
remonter la rivière comme le temps, revenir à la source comme au passé, reculer au lieu d’avancer, renverser le mouvement, du sol vers la branche pour la feuille perdue, de la mousse au surplomb pour l’eau qui se jette, l’encre reviendrait au stylo, la pensée retournerait se blottir dans la tête les mots dans la gorge alors je ne parlerais plus tu n’écrirais pas vous n’entendriez rien nous ne respirerions plus.
retourne au vide, le souffle
retourne au néant
repars d’où tu viens !
mais je vais et viens, j’inspire ici et là expire, d’où suis-je, où nais-je ?


Point de neige à ce pont-là, mais de l’eau, une eau tapie qui danse discrètement la ronde, incertaine de vouloir quitter la voûte, incertaine de vouloir couler. Coulant quand même, malgré elle, libérant des ors dans sa fugue.
Là, je reprends le fil. Le fil de l’eau. Le cours du Real, le flux du texte lâché par inadvertance.
La pluie s’est accentuée maintenant, une pluie d’automne légère et jaune, au frôlement doux à l’oeil et à l’oreille.
La forêt palpite de ces ondées végétales, elle respire de grandes brassées, expire à l’unisson avec nous. Elle nous oxygène, quand nous lui offrons nos molécules de carbone inventées par le corps humain pour faire respirer les arbres. Me voilà trempée d’automne, mouillée d’or et de cuivre. Larmes sèches qui viennent expier au sol le péché d’insolence de l’été.



         Texte et images: Delphine Bole, novembre 2016


1 commentaire:

  1. Cette ballade au bord du réal et Claude auront inspiré de bien beaux textes, merci d'avoir joint le tien aux nôtres chère Delphine...

    RépondreSupprimer