mardi 6 mars 2018

Moscou-Paris | 4

Photo de Corinne Leroux, février 2018


Ces souvenirs – à peine une semaine - sont trop jeunes. Ils ne parlent pas encore. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Des riches petits déjeuners fromage kiwi café avec l’amie à l’hôtel ou des formes humaines allongées, enduvetées, entraperçues dans un coin de certaines rames de métro – au moins le froid extrême aura suscité des attitudes moins extrêmes à l’égard des sans-abri…

Redresser ses colères
En ruines[1]

Difficile de cerner la forme de ce souvenir enfant, presque un bébé, mais un bébé gigantesque, un bébé Gehry. Mercredi, nous allons à la fondation Vuitton pour « Être moderne le MoMA à Paris ». Le souvenir a la forme d’un vaisseau de verre et le soleil d’hiver allié à la lame d’acier du froid le servent bien. Grâce à l’amie qui a réservé par internet, nous ne sommes pas obligés d’entrer par l’entrée principale et de suivre cette longue queue. Alors bien sûr il y a les contrôles, et l’humour des contrôleurs quand on dit que l’on s’est déjà fait contrôler, « Mais que voulez-vous, on adore ça contrôler, c’est dans notre nature de contrôler, on ne peut pas s’en empêcher ». Nous ne les empêchons pas. Ensuite, impossible de résumer ces huit décennies de l’histoire de la modernité à New York, juste rappeler sa volonté de pluridisciplinarité dans les arts dès la fondation du musée, le 7 novembre 1929, à laquelle il restera toujours fidèle. S’il ne fallait garder qu’une œuvre? Peut-être l’autoportrait de Frida Kahlo aux cheveux coupés qui nous émeut toutes les deux. La force créatrice de cette artiste transmue la douleur d’avoir été trahie et la fin d’un mariage en élan, en bond en avant, en rupture radicale avec l’ancienne elle.



L’œuvre la plus forte ? Peut-être au dernier étage, dans la dixième galerie, cette sculpture musicale : The Forty-Part Motet de l’artiste canadienne Janet Cardiff. Ce Motet à quarante voix – je retranscris un extrait de la plaquette - propose une interprétation spatiale de Spem in Alium Nunquam Habui (« Je n’ai jamais placé mon espérance en aucun autre que Toi »), composition du XVIe siècle de Thomas Tallis, célèbre pour ses polyphonies. Chaque haut-parleur diffuse l’une des quarante voix pour lesquelles la partition fut écrite. » Et nous, nous déambulons au milieu de ces voix, nous arrêtant auprès d’une voix, fermant les yeux auprès d’une autre, revenant au centre de la pièce… Les visages des visiteurs sont transfigurés par cette musique vivante. Expérience à la fois matérielle et mystique. Merveilleux souvenir que le lien vers Youtube ne revivifie pas complètement. 

C’est mon dernier jour à Paris. Il faut raccompagner l’amie et son ami à l’hôtel Bass (pour Saül Bass, graphiste américain créateur de nombreux génériques notamment des films d’Hitchcock ou de West Side Story ). Un petit tour à la librairie des Abbesses où j’achète La Vie matérielle de Duras pour relire le bloc noir dans le TGV – voir proposition François Bon sur le Tiers-Livre.

Quand on écrit, il y a comme un instinct qui joue. L’écrit est déjà là dans la nuit. Écrire serait à l’extérieur de soi dans une confusion des temps : entre écrire et avoir écrit, en avoir écrit et devoir écrire encore, entre savoir et ignorer ce qu’il en est, partir du sens plein, en être submergé et arriver jusqu’au non-sens. L’image du bloc noir au milieu du monde n’est pas hasardeuse. […] Il s’agit du déchiffrement de ce qui est déjà là et qui déjà a été fait par vous dans le sommeil de votre vie, dans son ressassement organique, à votre insu. [2]

Laissons les temps confondre les souvenirs liés au Moscou-Paris et à l’amie, pour qu’en sorte, peut-être, plus tard, un bloc noir à tailler dans l’écriture. Laissons les souvenirs grandir un peu. Aujourd'hui c'est le printemps. Le cinquante-neuvième de l'amie. Tout continue aujourd'hui, tout commence aussi.




[1] Paul Valet, « Revenir de loin », Lacunes in Soleils d’insoumission, jeanmichelplace/poésie, 2001, p. 58.
[2] Marguerite Duras, La Vie matérielle, folio, p. 35

2 commentaires:

  1. J'ai souri en te lisant, ta façon de décrire le contrôle à l'entrée du Musée, et merci pour ces souvenirs ravivés ! Quel honneur d'avoir une photo publiée avec tes textes !

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    1. mon premier commentaire a disparu... bizarre... je te remerciais et te réitérais mon admiration pour ta photo...

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