lundi 31 juillet 2017

S'arrêter de fumer par correspondance / 10

Le 05/08/04



            Je viens de recevoir et de relire votre lettre et cette fois-ci vous n’entendrez pas les cigales mais les sirènes. (La sirène d’incendie vient de se déclencher. Cela doit venir de l’aile des pyromanes. Ils s’amusent à faire des départs de feux, tuant leur ennui, pensant gagner un peu de temps, ne récoltant que beaucoup d’ennuis) Je ne vous paie pas pour entendre les cigales. C’est à vous de me les faire entendre, Béatrice.

            Vous, et vous seule.

            Au lieu de me parler de votre précédent correspondant (quelle phrase retiendrez-vous de moi quand vous n’aurez plus de moi qu’un sentiment de perte ?), parlez-moi de vos amants. « J’ai tout perdu sauf le sentiment de perte » : belle phrase, mais êtes-vous sûre qu’elle soit de lui ?… De plus, la conscience de la perte ne nous construit pas, ne nous pousse pas vers l’avant, ne donne pas un sens à notre vie. Selon moi, c’est plutôt la peur ou le refus de manquer qui nous pousse à satisfaire nos désirs. Et lorsqu’ils sont comblés, on passe à d’autres, tout aussi illusoires. Prenez la cigarette (j’en prends une moi-même pour vous accompagner et ça m’aide à ne pas perdre le fil de mes pensées) par exemple : la première est un rite de passage ; on la fume à l’adolescence pour appartenir à un groupe, pour se donner une contenance ou l’assurance qu’on n’a pas encore. Ou encore, et parce que les autres ne cessent de nous bouffer notre espace à coups d’interdits de toutes sortes, on se construit une bulle de fumée, un espace qui nous appartient vraiment. Quand on cesse de fumer, perd-on pour autant l’assurance gagnée avec l’expérience acquise dans d’autres domaines ?

            Autre exemple : prenez le temps (je le prends avec vous). Quand on est jeune, on passe son temps à le gaspiller sans compter et plus on vieillit et plus on prend conscience qu’il nous est compté et donc précieux, plus on le perd avec un sentiment de plénitude. Je veux dire que chaque moment perdu à rêvasser, à ne rien faire est d’autant plus délectable qu’il est pris sur le temps qu’il nous reste à vivre. Attendez une minute… Cet abruti de Langnon vient d’allumer la télé avec le volume à fond…

            C’est bon, c’est réglé. Pour résumer, il me semble qu’être conscient qu’on perd quelque chose chaque jour n’est acceptable que dans la mesure où l’on en gagne une autre à la place. Il faut juste savoir la place qu’on est prêt à accorder pour chaque chose et savoir faire le ménage de temps en temps.

            Or, je suis prêt à vous accorder beaucoup de place, ma chère Béatrice. Par exemple, quand vous me confessez votre ancienne dépendance au jeu, vous m’intéressez vraiment. Que vous vous soyez confiée à moi, dans la part de vous la plus faillible, la plus fragile, la plus vulnérable me touche énormément. Je me doutais bien que vous aviez été accro à quelque chose, et je crois que l’addiction au jeu est la plus terrible qui soit. J’en connais ici.

            J’aime également le jeu. Je vous ai déjà dit mon goût pour les falsifications de toutes sortes. J’en ai fait mon gagne-pain, légal, qui plus est. Je suis devenu en quelque sorte un expert en faux en écriture. Lorsqu’il existe un litige sur la validité d’un testament, ou sur l’authenticité de la signature d’un document important, on fait appel à moi (même ici, je continue à travailler). J’ai bien sûr profité d’abord moi-même de mon propre don et si vous continuez à vous livrer ainsi, je vous promets de vous faire part de mon plus beau coup. D’ores et déjà  je peux vous dire que j’ai soutiré leur trop plein de sous à des gros pleins de soupe, et qu’ils ne s’en sont portés que mieux. Encore une preuve que prendre conscience de ce qu’on perd n’est pas un manque à gagner. Car certaines  de mes victimes ne s’en sont même pas aperçues et d’autres se sont rendu compte qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de ce qu’ils avaient perdu.

            Le bruit est vraiment insupportable… je ne peux continuer à me concentrer. Il souffle en moi un mistral de colère.

            Extinction des feux.

A l(a prochaine)



 Texte: Christine Zottele

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