samedi 29 juillet 2017

S'arrêter de fumer par correspondance / 8



                                                                                  Réponse au quatrième cercle, le 4/08/2004






            Cher Al,

            Grâce à vous, alors que je vous écris, je peux entendre les cigales. Je peux voir aussi combien vous progressez, Al, vous qui savez déjà que je ne peux vous combler. Je suis un dérivatif, en effet. Ces lettres que vous m’adressez vous font doucement dériver vers d’autres horizons, d’autres temps où la nicotine aura la même importance pour vous qu’une personne que vous avez perdue de vue et dont l’attachement qui vous liait vous étonnera les rares fois où il vous  arrivera encore d’y penser. Et dans cette entreprise, un être au tempérament affiché ne vous aiderait pas, mais ne ferait que vous attacher sur place.

            En vous lisant, je pensais à mon précédent correspondant qui me disait J’ai tout perdu sauf le sentiment de perte. Au fur et à mesure que nous nous écrivions et qu’il perdait l’habitude de fumer, le sentiment de la perte lui était de plus en plus insupportable. Au point qu’il a maintes fois interrompu notre correspondance et ne la reprise pour ne plus la quitter avant sa guérison que lorsqu’il a compris que le manque serait toujours là.

            Vous ne pouvez cesser de fumer sans ressentir le moindre manque, Al. Sinon comment apprendre à vivre avec cette perte qui nous fonde ?

            Etre comblé est la pire des choses qui puisse arriver à un être humain, m’a-t-il écrit dans sa dernière lettre. Il est devenu fin cuisinier et joueur de saxophone. Lui aussi avait sa prison. Mais je vous parle comme je ne le devrais pas : comme une mère qui cite à son enfant le bon camarade en exemple. Alors que vous êtes singulier et que je dois m’adresser à cette singularité-là. C’est pourquoi, je préfère n’avoir qu’un correspondant à la fois. Contrairement à ma voisine qui en gère plusieurs. Elle établit dans sa tête tout un réseau compliqué de liens entre ses correspondants. L’énergie, que ce réseau imaginaire fédère, contribue dit-elle, à créer une sorte de thérapie de groupe. (Elle est peut-être cette philosophe dont vous parlez ? ) Moi, je ne peux pas.

            Quand je sens l’autre perdu et prêt à s’engloutir dans n’importe quoi pour ignorer cet état de fait, j’ai besoin de m’impliquer avec ferveur dans mon travail de correspondance avec lui. Comment l’intéresser assez pour le dériver hors de la nicotine sans pour autant l’attacher à moi est mon pain quotidien. Tâche qui m’est chère, j’aime converser avec mes semblables.
 Dans l’anonymat.

            Peut-on converser sans ouvrir son cœur ? Je ne sais pas.

            Et puis il y a le jeu aussi. Longtemps je n’ai pu me passer de jouer, de perdre et de perdre encore et toujours mon argent. Il fallait que je perde, c’était essentiel pour moi. Et l’argent qu’il fallait gagner pour perdre, je le gagnais de toutes les manières possibles, jusqu’à l’épuisement. Je ne pesais pas grand chose quand j’ai rencontré Boris. Il se passionnait pour toutes formes d’accoutumance. Outre celle du fumeur, il s’intéressait à la compulsion du joueur. Je lui servis d’objet d’étude, il me sevra. Et j’ai fini par troquer le casino pour la correspondance. J’aime la correspondance pour le jeu.

            Pourquoi je vous dis tout ça à vous, Al ?
            J’aurais tant aimé être cette conférencière, vous voir en chair et en os et vous parler de cœur qui s’ouvre …
            Je ne souffre pas, Al. Ni plus ni moins qu’une autre.

            Le sevrage du tabac n’est pas plus douloureux qu’un cœur qui se serre pour mieux s’ouvrir …
            Ça sera ma « philosophie » pour aujourd’hui. Puisse-t-elle vous envoyer un peu de baume. Ne craignez pas la mièvrerie, Al. Personne ne nous lit.


Votre Béatrice



Texte: Béatrice Tortellini
Photo: Léo Perriguey


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